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n’eût pu me faire croire que le monde entier ne me voyait pas ; mon cœur, bondissant et ne connaissant pas de limites, communiquait avec l’univers, et je croyais à la réversibilité de ce prodigieux mirage. Ce matin-là, les fidèles vêtus avec recherche arrivaient en rangs pressés et ma faiblesse était évidente, leurs regards s’en assuraient, je pouvais à peine me relever. Le pied endolori, je marchais avec difficulté vers l’église.

L’orgueil, si nécessaire à l’amour et au plaisir, et qui, dès l’enfance, mène au fond des êtres sa tragédie éternelle, m’avait abandonnée. Dans la chapelle, gorgée pour moi de promesses, je me sentis frustrée de cette fierté paisible, immense, audacieuse, avec laquelle, à l’ordinaire, et tandis que se déroulait la messe, je rêvais à toutes les suavités, à toutes les possessions de la terre !

— Indicibles rêveries brûlantes, qui, comme autant d’équateurs traversant en tous sens le globe, me transperciez de mille flèches torrides, vous par qui j’ai régné sur te monde en suffoquant d’extase solitaire, par qui j’ai été comme un jeune tyran qui veut gouverner les peuples pour les combler de bienfaits et pleurer ensuite aux pieds de ses propres esclaves du regret de n’avoir pu leur donner plus encore, — ô rêveries, c’est à vous que je dois de m’être destinée au langage de la poésie, lorsque je compris, dès ma septième année, que les éléments, l’espace, la contemplation, les sanglots explosifs et muets de l’âme ne sont pas l’échange intelligible dévolu aux vivants...


L’église aux murs d’un blanc bleuâtre retenait dans son frais abri cette paix absolue, cette majesté simple déférée aux lieux consacrés, qui ne sont saturés que d’un seul parfum, d’une seule et obstinée et rayonnante pensée. Qu’il m’était doux de pénétrer dans cette atmosphère éthérée, de porter le joug léger et ennoblissant de la subtile présence divine, de me sentir contrainte, soudain, en tous mes gestes, en tous mes éclats de voix, et appelée à comparaître, ainsi modifiée, devant le Roi des Rois, qui me reconnaissait, me commandait des devoirs difficiles et nouveaux transmis par mon livre de prières, et ne me jugeait pas indigne de les accomplir !

L’église est aujourd’hui fermée, mais je n’ai rien oublié de l’ameublement naïf et ingénieux de ce vaisseau des rêves. Avant la messe, tandis que nous prenions place dans les bancs