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Je dois ajouter que plusieurs se sont volontairement sacrifiés, et ce trait leur fait le plus grand honneur. J’en sais deux, l’un et l’autre appartenant au lycée Faidherbe, qui ont omis à dessein de présenter le certificat libérateur, afin que leur capture permit à leur sœur d’être épargnée et de rester à la maison. On m’a cité plusieurs de ces exemples d’abnégation qui apportent parmi cette horreur une impression du beauté morale et de fraîcheur juvénile. Dans deux familles dont je sais les noms, même acte de dévouement de la part d’une domestique. Ici, la bonne accompagne bon gré mal gré la jeune fille enlevée et finalement part à sa place ; là, une bonne également qui a élevé sa jeune maîtresse obtient non sans peine de se substituer à cette dernière. Mieux encore : une femme du meilleur monde, voyant que l’on ne veut absolument pas lui laisser sa servante à laquelle elle est profondément attachée, exige qu’on l’emmène également[1].

C’est le samedi seulement de la semaine de Pâques, le 29 avril, que prit fin ce supplice de toute une ville. La nouvelle en fut l’après-midi officiellement donnée au maire. D’ailleurs, en cette dernière journée, la rafle n’avait pas été moins fructueuse que les jours précédents.

D’où vient ce brusque arrêt de la décision persécutrice ? Les quartiers de Lille n’avaient pas eu tous la visite des fouilleurs de maisons. Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que le nombre

  1. Un exemple plus manifeste encore de cette perfidie dans l’incohérence nous est fourni par ce qui s’est passé à Roubaix. Dans cette ville existe un établissement d’instruction des plus florissants qui relève de deux ministère, l’Instruction publique et le Commerce. Il a nom : l’institut Turgot. Son très dévoué directeur avait, en toute bonne foi, remis à la Kommandantur la liste de ses élèves, dans la conviction que l’autorité allemande, qui s’annonçait comme la protectrice des études, délivrerait à chacun d’eux un certificat signé par elle, de façon à le préserver de toute arrestation. Les certificats furent délivrés. Or, la veille de Pâques, ordre était donné par ladite autorité d’avoir à réunir le lundi suivant, dans une usine désignée, la totalité des élèves. Toutes les apparences n’autorisent-elles pas à penser que le but de la convocation est un contrôle des certificats, d’où résultera pour ces enfants une garantie de plus ? Le lundi, tous sont présents. Le gouverneur, commandant Hoffman, est là, aimable, familier avec les élèves, causant paternellement avec quelques-uns d’eux. Son aide de camp, le capitaine Baur, l’assiste. Les écoliers, et il en est qui ont quinze ans, sont rangés sur deux files. Un sous-officier passe devant les rangs et, sans tenir compte d’autre chose que de la taille et de la carrure, fait une sélection. Il en prélève ainsi 152, finalement réduits à 137. Les pauvres enfants sont conduits à la gare et, sans même avoir pu dire adieu à leurs parents, mis dans le train. On les a expédiés à Rovin, dans les Ardennes. Dans quelles conditions ? Je l’ignore. Un d’eux cependant a pu, dans les premiers jours, donner de ses nouvelles à son père, ajoutant qu’il n’avait pour nourriture que du riz, du pain allemand et de l’eau
    Dès que je connus ce guet-apens, je me joignis à M. le sous-préfet Anjubault et à M. l’inspecteur général Labbé pour protester de toutes nos forces auprès du haut Commandement. Notre lettre très ferme, pourtant correcte dans sa forme n’eut pas l’heur de plaire. Dans une note adressée à chacun de nous, il fut déclaré que la lettre était inconvenante de ton et que nous devrions nous en prendre à ce ton si la démarche n’était pas couronnée de succès. La sinistre plaisanterie ! Parmi les jeunes évacués, pas un étudiant, pas un collégien, pas un élève des Écoles supérieures de Tourcoing et de Lille, n’a été admis à rentrer.
    Un mot encore. Le lundi de la Quasimodo, en ce même Roubaix, les fonctionnaires des diverses administrations, y compris ceux de l’enseignement, avaient été invités à se réunir, le matin, dans une caserne déterminée. Toute une foule, brutalement contenue par des cavaliers, est ainsi rassemblée. Vient un officier qui commence par congédier femmes et jeunes filles. Puis, passant devant chaque catégorie de fonctionnaires, il annonce qu’il en retiendra un sur dix. Notamment, soixante-quatorze instituteurs étaient là. Il déclare qu’il lui en faut huit. Les plus jeunes se désignent et s’avancent d’eux-mêmes. Le secrétaire, des adjoints, des employés de la mairie étaient également capturés. Chacun de se tenir prêt au départ. Le soir, contre-ordre. Tout le monde est relâché. Comprenne qui pourra.