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Paris, 8 août 1912.

« Suzanne,

« Le docteur Chaffin sort de chez moi. Il ne m’a pas caché qu’il venait sur ta demande. Il parait que le tremblement de mon écriture, dans mes dernières lettres, t’aurait inquiétée. Décidément, ma petite, tu me prends pour une poire. Sache donc que je lis très bien dans ton jeu. Chaffin y a mis de la vaseline, comme ils disent. Ça n’a pas l’air méchant, ce qu’il me propose : me retirer dans une maison de santé où l’on me traiterait par une nouvelle méthode, avec du sérum de cheval alcoolisé, — laisse-moi me gondoler, — qui contiendrait une antiéthyline dont l’injection amène le dégoût de l’eau-de-vie. J’ai bien écouté le boniment du morticole, tu vois. Je le resservirais au besoin, s’il fallait essayer sur quelqu’un le même truc. Car c’en est un et pas difficile à débiner. Tu en as assez de moi. Je te gêne, et tu veux me faire enfermer. Mais dis-le donc. Blaise au moins avait ce courage de la franchise. Il me persécutait ouvertement. C’était plus propre.

« Eh bien ! Non, et non, et non, je ne me laisserai pas enfermer. Je ne suis pas fou et vous ne m’aurez pas, toi et ton docteur. Il peut se l’entonner dans le cornet, si ça lui chante, son sérum de cheval pochard. Ah ! Ils en ont de bonnes, les médecins ! Me donner le dégoût de l’alcool ? Mais je n’ai que cela de bon et de beau dans ma vie. Quand je la tiens devant moi, ma verte, et que je la regarde, je lui ris comme à mon unique amie. Elle est couleur d’espérance, et elle ne m’a jamais menti, elle, jamais embêté de morale. Quelques gorgées et c’est le paradis. Blaise, le veinard, l’épateur, n’est pas plus heureux, avec sa galette dont il n’a jamais l’idée d’envoyer la plus petite miette à son panné de frère. Mais ce que le panné s’en fiche et s’en contre-fiche, dans son caboulot de Montmartre, quand, bien au chaud, l’hiver, près du poêle, — bien au frais, l’été, sur la terrasse, il est en train de s’assommer d’oubli !

« Non, ma fille, tu ne m’interneras pas. Et si tu t’obstines à ce beau projet, prends garde ! Je suis le père de l’enfant Nous sommes mariés et il y a un Code qui me donne des droits sur lui. M’interner ? Le nommé Blaise aussi avait pensé à ça. Il m’avait menacé de Mettray, un jour, et c’est celui où j’ai fait ma plus forte bombe de jeune homme. C’est ma nature à moi.