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jeune Bordelais chante les meilleurs soli de l’opéra. La Reine, émerveillée, donne le signal des applaudissements. « C’est très bien, s’écrie le comte d’Artois, et quand il aura appris la musique... » Alors Salieri, sautant de son tabouret : « Lui ! Apprendre la musique ! Mais, Monseigneur, il est la musique même ! » Garat quitte Versailles, ravi. « Nous nous reverrons, monsieur, » lui avait dit Marie-Antoinette. Elle tint parole. Il revint souvent, toujours le bienvenu, personne, au gré de la Reine, ne chantant Gluck aussi bien que lui [1]. »

Gluck et Grétry, voilà les maîtres qui se partagèrent la constante faveur de Marie-Antoinette. Le lendemain de la première représentation de Zémire et Azor (c’était à Fontainebleau), la Dauphine, rencontrant Grétry, lui fît son compliment public. Devenue reine, tandis qu’elle posait devant Mme Vigée-Lebrun, elle chantait volontiers avec celle-ci les duos du compositeur. Marraine de la jeune Antoinette, la troisième fille de Grétry, elle aimait tendrement sa filleule. « Il ne se passe pas de mois, » écrit Mme Dugazon, « qu’elle ne la fasse venir à Versailles, où toujours elle la comble de présents. Chaque fois que Sa Majesté vient à notre théâtre, après avoir fait au public ses trois révérences d’étiquette avec une grâce inimitable, elle cherche des yeux sa charmante filleule et, de sa loge, lui envoie un baiser, aux applaudissements de tous les spectateurs. »

Gluck enfin, Gluck surtout, n’eut pas de plus fervente et plus puissante admiratrice. C’est par ordre de Marie-Antoinette que fut assurée, au mois de janvier 1774, la distribution des rôles d’Iphigénie en Aulide. « Je suis ici, Mademoiselle, » disait Gluck pendant les répétitions à je ne sais quelle chanteuse indocile, « je suis ici, pour faire exécuter Iphigénie. Si vous voulez chanter, rien de mieux. Si vous ne voulez pas, à votre aise. J’irai voir Mme la Dauphine et je lui dirai : Il m’est impossible de faire jouer mon opéra. Puis je monterai dans ma voiture et je reprendrai le chemin de Vienne. » Gluck ne monta pas en voiture, et son opéra, son premier chef-d’œuvre français, fut joué. Les autres suivirent, et triomphèrent, en dépit de l’intrigue et de la cabale. Oui, son premier chef-d’œuvre français. Des Allemands, dès lors, en convenaient eux-mêmes.

  1. M. de Nolhac, la Reine Marie-Antoinette. — Voir un autre récit, un peu différent, de cette audition, dans le Garat de M. Paul Lafond, 1 vol. Calmann-Lévv.