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quarante-huit ans, enduré la présence de l’étranger !… Et toujours ce ronflement des moteurs qui se propage comme une rumeur de victoire, les énormes camions qui martèlent le sol, chargés de grappes humaines, — des escouades entières d’Américains qui scandent de leurs « hourras » juvéniles les sassements des ferrailles et les grondements des roues… Nous frôlons les beaux magasins de la rue du Petit-Paris, puis ceux de la rue Serpenoise. Voici la célèbre maison Prével où nous allions admirer, tout enfants, les splendides étalages de porcelaines et de cristaux. Voici le restaurant et la boutique de Moitrier, où le secret des conserves savoureuses, des cuisines savantes et raffinées s’est conservé jusqu’aux pires moments de l’éclipse française. Et, plus bas, au commencement de la rue de l’Esplanade, je reconnais, sous son travestissement en cinéma, la non moins célèbre brasserie Henry, où, pendant près d’un siècle, des générations de sapeurs et d’artilleurs ont vidé les légères chopes lorraines parfumées de houblon d’Alsace.

Et puis, c’est l’Esplanade elle-même, son château d’eau, son kiosque de musique, ses marronniers et ses tilleuls, — et la statue de Ney, croisant la baïonnette, sur son socle un peu bas comme une bonne sentinelle de France. À gauche, les anciennes casernes du Génie français, leurs trophées de casques, de cuirasses, de canons et de mousquets sculptés en reliefs profonds sur les pylônes quadrangulaires. Un dernier tour de roue, nous nous arrêtons devant la grille de l’ancien quartier général allemand, — en pleine France !…


Il est assez imposant et même d’assez bon style, cet édifice militaire construit depuis l’annexion par les Allemands. N’était une certaine surcharge ornementale, il s’apparenterait sans trop de peine aux architectures Louis XV, — un Louis XV sévère et guerrier, — de la place d’Armes et de la place de la Comédie. En tout cas, le voici naturalisé français, peuplé de toute une joyeuse foule française. Du seuil, je déchiffre, sur un écriteau neuf, cette inscription délicieuse à mes yeux : Avenue du Maréchal-Joffre, et, deux pas plus loin, sur une autre non moins fraîche : Avenue Georges-Clemenceau.

Un grand tohu-bohu emplit les cours, les escaliers, les corridors. Parmi les uniformes galonnés ou constellés qui des-