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LE
RETOUR EN LORRAINE


3 décembre 1918.

Un temps triste et doux, un brouillard opaque, qui noie sous l’oppression de ses vapeurs inertes, stagnantes, les immenses plaines pelées de la Woëvre, qui aveugle continuellement de sa buée ruisselante les vitres de l’automobile. Depuis Verdun, nous courons ainsi sous cet air lourd, à travers ces épaisseurs de brumes, où émerge, de temps en temps, un bouquet d’arbres au bord d’une mare, une lande jaunâtre avec ses hérissements de chardons desséchés, ses broussailles incendiées, un pan de mur qui porte une inscription allemande en grosses lettres noires. Sur de grandes étendues, la route est emprisonnée entre des haies de branchages, ou des treillis métalliques tapissés de feuilles et d’herbes sèches, qui la camouflent de chaque côté ; elle est ravinée par les charrois, défoncée çà et là par des trous d’obus, coupée à tout instant par les rails à faible écartement des chemins stratégiques, ou par les voies ferrées qui desservent les villages et les mines de la région. Et partout une boue profonde, épaisse, gluante, envahissante, qui jaillit sous les roues, en éclaboussures explosantes comme une mitraille, une mer de boue se déroulant à l’infini sous la désolation du ciel bas, — toute la boue des automnes et des hivers lorrains, où s’enliza ma morne enfance.

Et puis, soudain, c’est l’oasis boisée de Briey.

À travers le brouillard, je distingue les villages qui avoisinent la route, les vieilles maisons qui nous saluaient au pas-