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qu’on ne pouvait seulement en supporter l’idée. M. Lloyd George lui-même, malgré le sévère avertissement du discours prononcé à l’occasion d’Agadir, n’avait cessé, comme ministre des Finances, de combattre tous les crédits destinés à une préparation quelconque de la guerre : il préférait les réformes sociales. Ne s’était-il pas écrié, au moment de la campagne contre les Boers : « Chaque obus à la lyddite qui éclate sur les collines africaines emporte en Angleterre une retraite pour la vieillesse ? » Le même esprit l’animait encore, à la veille de l’attentat.

Que s’est-il donc passé chez ce peuple ? Que s’est-il donc passé chez cet homme ? Est-ce ce peuple, accomplissant une transformation morale dont l’histoire n’offre pas d’exemple, qui, à l’heure du besoin, a suscité cet homme comme la plante produit la fleur, ou bien cet homme qui a façonné l’âme de ce peuple comme un poète enflamme une foule ?

Une légende du pays de M. Lloyd George rapporte que dans une vallée luxuriante, à l’abri de hauts pics, vivait insouciamment un peuple trop heureux. Ce qui se passait de l’autre côté des sommets et par delà l’horizon de la mer, ils ne s’en doutaient point. Un jour, quelques hommes plus hardis, faisant l’ascension de ces sommets, entraînèrent les autres à leur suite. Alors se découvrirent à tous les regards étonnés les perspectives du monde, les menaces de la guerre, la loi du sacrifice. Ainsi en était-il de la riche et distraite Angleterre : elle vivait dans la vallée ; aujourd’hui la voilà sur les cimes qu’illuminent les reflets sanglants de la victoire. Qui l’a conduite là-haut ?


II

Le premier fait que nous ayons à saisir, nous, Français, à l’égard de M. Lloyd George, c’est le caractère absolument exceptionnel de sa carrière et de son rôle dans l’histoire politique de la Grande-Bretagne.

Durant son séjour à Londres comme ambassadeur, le prince Lichnowsky, qui ne fut pas un mauvais observateur puisqu’il a condamné l’Allemagne, avait noté l’uniformité du haut personnel politique de la Grande-Bretagne. Il y a des différences de parti, certes ; il n’y a pas de différences de mœurs. Un grand seigneur comme Sir Edward Grey, un avocat d’affaires qui a réussi comme Sir Asquith, mènent la même existence,