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remporter de telles, il y faut le plus haut labeur de l’esprit, et le concours des ancêtres, leurs vertus accumulées, des siècles de sage culture et de vie scientifique.

« L’artillerie conquiert, l’infanterie occupe… » Sur le terrain conquis, vers la ligne des crêtes, d’où l’ennemi avait été culbuté, le lieutenant M… qui fut durant ces jours mon guide très noble, me conduisit le lendemain, et nous vîmes la poussée en avant de l’artillerie de campagne. Croisant les troupeaux humiliés des Bavarois capturés dans les creutes, nos artilleurs montaient en bel arroi vers la Forêt de Pinon et le Chemin des Dames, et nous vîmes aussi redescendre des abords d’Allemant une pièce à demi brisée, fière encore pourtant : devant son poste de commandement, près de Lallaux, le colonel l’attendait ; les canonniers défilèrent devant lui, leurs yeux brûlaient d’insomnie et de joie, et pour les remercier, les trompettes sonnaient à l’étendard. Plus loin, au-delà de la caverne de Fruty, bombardée la veille à bout portant par nos chars d’assaut, d’autres artilleurs mettaient en batterie à même la route, et ceux-ci, agiles et rieurs, parlaient le patois de mon cher Dauphiné. Dans tous les vallonnements, sur des positions improvisées, les batteries, les groupes nouvellement amenés foisonnaient, tandis que nous cheminions en direction de la Malmaison, par la terre a jamais sacrée, puisqu’elle porte le nom d’une victoire française, mais dévastée. Nous allâmes par un bois : notre artillerie y avait lancé sa hache et l’avait rasé au ras du sol ; — par une prairie : ce n’était plus qu’une coulée de lave et de cendre ; — par un champ de labour : le blé n’y croîtrait plus. Terre douloureuse ! Qu’elle ne regrette pas pourtant l’herbe des prés, ni la frondaison des bois, ni les blés, ni le doux rythme des travaux rustiques ! Elle a vu des géorgiques plus belles. Notre victoire, qui l’a déchirée jusqu’aux entrailles, l’a imprégnée aussi et fécondée : elle y a fait des semailles, et déjà le grain lève : liberté, justice, amour, qui nous est plus nécessaire que le blé. C’est pourquoi, sur cette glèbe ravagée, mon cœur loua la France, Celle qui, si souvent ii travers les siècles, a mis ensemble la justice et la force et su faire que le juste fût fort et que ce qui est fort fût juste,


JOSEPH BEDIER.