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la révolte et l’ordre, il ne comprend plus la neutralité. La neutralité même ne suffit pas à Lipse quand le pouvoir religieux et politique a pour représentant le duc d’Albe : il passe à Luther, le juge trop proche encore, passe à Calvin, et enseigne en 1572 à Iéna, en 1578 à Leyde ; mais là il constate que dans les pays protestants, des haines inconnues naguère et tenues pour devoir ont rompu les solidarités d’autrefois. La croyance qui travaillait à établir une société entre les nations se représente à lui, il revient à elle, il revient à la place où il l’avait reçue, il ne veut plus enseigner qu’où elle l’enseigne. Il a traversé les hérésies comme ces régions qui font plus doux le retour à la maison paternelle, et, comme la maison paternelle aime l’enfant prodigue, il y retrouve une chaire en 1592. Et il y remonte pour enseigner, outre les puretés de la langue romaine, l’indépendance qui est le savoir le plus ancien de cette Université. En 1599, le régime de sang est fini ; en gage de réconciliation, la Belgique a été confiée par Philippe II à l’archiduc Albert et à l’infante Isabelle. Ces jeunes époux ont, depuis quelques mois de gouvernement, montré leur désir d’assurer la paix par l’équité, mais pas par la clémence ; trois cents Brabançons condamnés ou suspects demeurent les victimes du passé quand le duc et l’infante visitent Louvain et veulent assister au cours du professeur le plus célèbre, Juste Lipse.

Quand ils entrent, Lipse avait sur sa chaire une tulipe, car il aimait les fleurs, et le récit de Xénophon sur la retraite des Dix-Mille. Le professeur change de livre, et prend le traité de Sénèque sur la Clémence. Un passage du philosophe sert de sujet au professeur pour rappeler le privilège des princes, qui seuls ont le pouvoir de suspendre les lois par la loi du pardon. Il dit ce que la morale de l’Evangile ajoute de contrainte divine aux conseils du sage ; il termine par ces mots : « Des souverains ceux-là seuls seront grands devant les hommes et seront grands devant Dieu qui auront mesuré leur clémence à l’étendue de leur pouvoir. » Le soir même, l’archiduc signait aux trois cents Brabançons leurs lettres de grâce et nommait Lipse membre de son conseil privé.

Un temps est noble où se rencontrent des penseurs capables d’offrir cet enseignement aux princes et des princes capables de le recevoir. Une éducation ne forme tout l’homme si elle le soumet à la clôture des technicités, l’enferme dans les