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remarqué : il est plus attentif à une rêverie qu’à un accident. Vers sa trentième année, il a voyagé. Il a vu Malte, l’Italie, la France et l’Angleterre ; et il est rentré chez lui, content d’avoir appris deux vérités : que M. Thomas Carlyle avait l’abord digne de son génie et que les voyages étaient le dérangement le plus inutile.

Revenons à Montaigne et à lui. Montaigne est son ami : et « aucun livre, dit-il, n’a eu pour moi l’importance de celui-là. » Donc, il a de la gratitude au génie de la France ; et il définit bien notre manière, notre science : « Des faits présentés agréablement au bon sens des hommes. »

Quant à l’Allemagne, il a considéré Goethe comme un grand poète. Encore ne l’admirait-il pas sans réserves. Il écrivait à Carlyle : « C’est une singulière bonté de votre part, de lui accorder une apothéose. Je ne puis m’empêcher de croire que ce fut son malheur, avec une influence défavorable sur son génie, cette molle existence qu’il a menée. Combien peu il convient au génie de se prélasser pendant cinquante ans dans des sièges de gouvernement !… » Emerson eût préféré Gœthe persécuté, la tête coupée par ordre de son duc, à cet homme de cour, las des honneurs et qui ne se retire en sa maison que pour y « classer avec goût les cadeaux et les médailles qu’il avait reçus. » Et la « morale relâchée » de Gœthe fait horreur à Emerson. Il admet le vice, en tel gaillard qui lutte et qui pâtit ; mais le génie reconnu, cajolé, couronné, le dégoûte avec sa morale relâchée : ce génie ne lui apparaît plus que comme « une habileté supérieure mise au service de fins vulgaires. » Emerson, ailleurs, a loué Gœthe : il ne l’a point aimé. Passons de Gœthe à l’Allemagne : « L’Allemagne, elle, a cessé de nous intéresser depuis la mort de Gœthe. D’habitude, tous les signes de la puissance apparaissent en même temps. C’est à la race la plus active que je demande l’idéalisme… » Cela est beau ; cela est plein, L’idéalisme d’Emerson, n’allez pas le confondre avec une idéologie abstraite, avec un vain système d’idées inactives. Emerson disait : « Je suis un idéaliste pratique. » Or, à l’époque de ses études, les jeunes Américains, philologues et théologiens, commençaient à fréquenter les Universités allemandes. Eh ! bien, « les Américains sont allés à Heidelberg pour trouver l’Allemagne et furent tout étonnés de découvrir qu’ils l’avaient laissée derrière eux à New-York… » C’est-à-dire, ou je me trompe, que le pays du véritable idéalisme n’est pas l’Allemagne, ainsi qu’on le croyait alors, mais l’Amérique. Emerson résistait à ce courant de sympathie et de crédulité qui portait beaucoup de ses amis vers l’Allemagne ; et il résistait