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Aussi bien qu’admirer et qu’aimer, le grand artiste qu’était Boito savait détester et maudire. Il lui plaisait même que l’on connût ses haines, témoin le billet indigné qu’il nous écrivit après avoir entendu la Salomé de M. Richard Strauss :


« J’ai été, ces jours derniers, témoin d’un outrage sans nom fait à une immortelle non moins auguste que la Foi. L’insulteur est un lourdaud bavarois (tedesco lurco), nommé Richard Strauss, vitrioleur de l’Art. Fort heureusement, les formes divines de la musique ne sont visibles qu’à l’âme, et l’outrage, ne laissant pas de traces, sera bien vite oublié. »


Oublions-le donc. Ou plutôt nous l’avons depuis longtemps oublié, comme il fit lui-même. Il les voulait tout à fait purs, les élus de son esprit et de son cœur. Pareil aux prophètes d’Israël, il ne sacrifia jamais que sur les lieux hauts. Parmi les objets de son culte, fidèle jusqu’à la mort, il en est un surtout qu’il nous plaît d’exalter, d’adorer avec lui : c’est la France. L’âme de notre ami, sa grande âme latine, aima nos deux patries d’un seul et même amour. Après l’assassinat du président Carnot, il nous écrivait déjà :

« J’espérais vous revoir à Paris. J’y ai passé une douzaine de jours, jusqu’au lendemain de l’horrible événement. Je m’étais promis de revenir par la Suisse et de vous serrer la main en passant ; mais j’avais le cœur trop gros de douleur et de rage pour vous faire subir la tristesse de ma visite. J’ai vu le deuil de la France et le deuil, tout aussi sincère, de l’Italie : c’était la même consternation, subie avec le même sentiment d’honneur et de générosité. Que Dieu protège nos deux chères patries ! »


Quand l’Italie, en la personne de son roi, fut frappée à son tour :

« Merci, mon cher ami, pour le mot si ému que vous m’adressez dans cette heure tragique. Je voudrais pouvoir vous embrasser, et avec vous la France tout entière. Elle a répondu au coup de foudre de notre malheur par un élan de fraternité dont elle seule est capable. J’ai passé vingt-quatre heures à Milan, toutes les portes des maisons mi-closes. Dans chaque famille il y a ce mort. »


Ainsi, toute joie, et plus souvent hélas ! toute douleur,