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Son esprit, qui les ressentait toutes trois, y associait libéralement le nôtre. Que d’heures s’écoulèrent ainsi, heures chaudes des après-midi d’été, dans l’ombre silencieuse et fraîche du studio de la Via Principe-Amedeo, non loin d’un de ces petits canaux milanais, quasi vénitiens, où se mirent des verdures penchantes. Les sièges, les tables de la chambre d’étude étaient chargés de papiers et de livres. De grands portefeuilles entr’ouverts semblaient, offrir aux regards du visiteur les images de tous les chefs-d’œuvre du monde. Sur le gris de la muraille brillait un masque d’or : Néron, depuis des années hôte terrible du logis, tourmenteur du maître, tragique héros de l’œuvre grandiose, longtemps attendue, délaissée et reprise sans cesse, dont le poème parut enfin en 1901, et dont la musique, à peu de chose, très peu de chose près, est achevée. Cette musique, la sienne, et pour son drame, le musicien, à la longue, en avait presque peur. On eût dit qu’il reculait devant elle. Aux félicitations que nous adressions, après lecture, au poète, le musicien répondait ainsi :


« Vous commencez par un mot redoutable, qui est au fond de ma conscience et qui renferme un éloge : « Quelle musique ne faudra-t-il pas ! » Oui, j’ai forgé de mes propres mains l’instrument de ma torture. Je suis encore là, à souffrir. Mon cher ami, quel travail ! Et qu’elles sont aujourd’hui peu nombreuses, les notes dignes d’être mises sur la portée ! En au rai-je ? »


Nous pouvons témoigner qu’il en eut, et plus d’une. Au mois de juillet 1912, Boito consentit enfin à nous faire entendre deux grandes scènes de son Néron inconnu : l’une se passe dans un jardin, à l’entrée des catacombes de la voie Appienne ; l’autre, dans les souterrains du cirque (le spoliarium), où les chrétiens, portés mourants après les jeux, achèvent de mourir. Poésie et musique nous semblèrent également belles, d’une pure, tendre et profonde beauté. Surtout il nous souvient du dernier épisode : l’agonie d’une jeune martyre, caressée par le murmure très doux, qui la berce et l’endort, de saintes cantilènes et de récits évangéliques. Pieuses, mystiques même par le sentiment, ces pages, par la force et par la clarté, par la liberté, par la richesse aussi de la forme, étaient magnifiquement italiennes et latines. Ce jour-là plus que jamais, rien qu’à revoir notre ami, rien qu’à le réentendre, nous sentîmes frémir en nous, comme