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Un soir de la fin de janvier 1887, nous arrivions à Milan, pour assister à la première représentation de l’Otello de Boito et Verdi. Nous n’avions encore jamais rencontré ni le musicien ni le poète. Sur le quai de la gare, Boito nous attendait. Il vint à nous et, nous prenant les mains, nous adressa le plus affable des compliments de bienvenue. Dès ce premier abord il nous devint ami. Peu après, il nous présentait à son illustre collaborateur. Le « grand vieillard, » lui aussi, daigna nous accueillir avec bienveillance. Et pendant le peu, trop peu de semaines que nous passâmes à Milan, il se plut à rapprocher tous les jours davantage, dans son intimité et sous son influence, deux esprits et deux cœurs attirés l’un vers l’autre par une commune admiration pour le génie et le caractère du vieux maître et pour son chef-d’œuvre nouveau. Tels furent les premiers et glorieux auspices d’une longue et fidèle amitié.

Elle devait durer trente-deux ans, toujours égale, en dépit de l’éloignement et parfois d’un silence dont Boito seul était coupable, ou victime d’abord, et bientôt après repentant.


« Je viens de traverser une longue crise d’agraphie, mais finalement et grâce à vous, j’en sors. J’ai beaucoup souffert de ne pas pouvoir vous parler. Vous ne pouvez pas vous imaginer dans quel douloureux cauchemar on vit lorsque cet affreux mutisme de la plume vous prend. Interrogez là-dessus un médecin : il vous dira que c’est un symptôme de maladie des centres nerveux et il ne saura pas le guérir. Voilà vingt-cinq ans, et plus, que j’ai ce symptôme, et il demeure à l’état de symptôme. Après un intervalle de quatre, de cinq ans, il reparaît ; il passe ; mais il n’a jamais duré si longtemps. »


« Ayez pitié d’un pauvre muet. Et vous, qui pouvez parler, dites-moi si vous viendrez en Italie et quand. En avril ? En mai ? Dites-le donc. Je me placerai sur votre chemin. »


Chaque année, il nous jetait ainsi son affectueux, son mélodieux appel, et dans sa voix il nous semblait entendre la voix de l’Italie elle-même :


« Arrivez ! N’attendez pas plus longtemps ! Le soleil brille sur toute l’Italie : Tout vous, invite : l’ora del tempo e la dolce