Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/789

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au front : ils ne voulurent pas davantage rentrer dans leurs foyers. Lorsqu’une troupe se trouvant à l’arrière était désignée pour rejoindre la ligne de feu, aux exhortations des officiers les hommes répondaient simplement : « Libre à toi d’y aller si tu le veux ; quant à nous, nous sommes très bien ici et nous y restons. » Ce fut à peu près le même langage que tinrent les troupes libérées par le décret dont nous venons de parler. Des hommes qui depuis trois ans avaient pris l’habitude de ne rien faire, d’être nourris et bien nourris, sans, avoir à se livrer comme autrefois aux durs travaux des champs, ne se soucièrent nullement de quitter l’armée… ou du moins l’uniforme.

Survint alors un phénomène bizarre et qui devait avoir une répercussion énorme sur l’état de la Russie tout entière : ce peuple, qui n’avait jamais quitté sa chaumière, fut pris d’un subit besoin de voyager ! Soudain, des milliers et des milliers d’êtres furent en proie à la monomanie du voyage.

Mais ce qu’étaient ces voyages, nul ne peut, sans l’avoir vu, s’en faire une idée. Les gares devinrent pour les soldats leurs lieux de prédilection ; ils y vivaient, ils y couchaient sans vouloir en démarrer. On les voyait allongés par terre, entassés les uns sur les autres, sans faire un mouvement, si ce n’est celui des mâchoires broyant et crachant éternellement leurs graines de soleil. Un train arrivait-il, c’était la ruée folle. Les portes n’offrant pas un assez large accès, ils passaient par les fenêtres, brisées à coups de crosse. C’était seulement lorsqu’ils étaient installés, et parfois quand le train roulait déjà depuis des heures, qu’ils s’inquiétaient de sa destination.

Nous en avons vu qui, projetant d’aller à Moscou, apprenaient qu’ils étaient sur la ligne d’Odessa. Ils ne quittaient pas leur place pour si peu, et vous répondaient par leur éternel et démoralisant « Nitchevo. » N’allaient cependant jusqu’à destination extrême que ceux qui avaient une place assise ou debout dans le couloir. Ceux qui étaient moins bien partagés et qui n’avaient qu’une place de second ordre, c’est-à-dire soit sur le marchepied, soit sur le toit, soit même sur le tampon, quittaient leur inconfortable perchoir pour s’arrêter quelques jours dans la première ville qui leur paraissait offrir matière à d’honorables profits. Puis, lorsqu’ils estimaient avoir fait une rafle suffisante, ils reprenaient leur voyage toujours sans but et sans destination définie.