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mauvaise locomotive de manœuvre. Le pont sur le Pruth était miné, il allait certainement sauter d’une minute à l’autre et personne ne parlait de venir nous tirer de là ! Tous les jours, j’allais à l’Etat-Major, à la direction des chemins de fer, auprès du colonel commandant la gare : « On s’occupe de vous, » me répondait-on très poliment, et même très aimablement… Mais je ne voyais toujours rien venir. Le quatrième jour, j’appris que l’Etat-Major et tous les services étaient partis pendant la nuit, et que les Autrichiens n’étaient plus qu’à quelques kilomètres de la ville. Il fallait agir.

Avant toute chose, je fis garder la locomotive de manœuvre par un sergent et six hommes décidés et solidement armés, pour empêcher qu’elle ne quittât la gare sans nous emmener. Puis j’allai trouver à nouveau le colonel commandant la station. Plutôt que de reproduire le dialogue qui eut lieu alors, j’emprunterai simplement au journal le plus important de Moscou, le Rousky Sélo, du 26 juillet (V. S.) le récit suivant : « Alors que, depuis une dizaine de jours, on déménageait les meubles, les miroirs de la ville, alors qu’il n’y avait pas même suffisamment de wagons pour l’évacuation des biens de l’État, dans la gare se trouvait un train français chargé d’avions, et comprenant aussi des ateliers, commandé par le lieutenant français S… Après lui avoir refusé une locomotive pendant plusieurs jours, on ne finit par lui en donner une que quand il eut installé ses mitrailleuses et les eut braquées sur la gare… » Ce ne fut, en effet, qu’après une explication assez vive que le colonel, comprenant que j’étais bien décidé à voir la fin de cette petite comédie, vint chapeau bas me faire donner la malheureuse locomotive, toujours gardée par mon sergent Quiniou. Il n’eut de cesse que lorsqu’il m’eut, suivant la coutume, embrassé sur la bouche, pour me dire que si dès le début on avait agi ainsi avec les soldats russes, le pays n’en serait sans doute pas où il en était.

Je n’étais pas au bout de mes peines. De Czernowitch à Novo-Silistza, gare régulatrice, il y a trente kilomètres : avec quel dépit je m’aperçus, après avoir passé le Pruth, qu’une suite ininterrompue de wagons occupait ces trente kilomètres !… Nous mîmes cinq jours à les parcourir. Comme j’étais parti avec trois jours de vivres, je fus obligé d’envoyer mes hommes, une centaine, dans les champs pour en rapporter tout au moins