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Pendant ce temps nos escadrilles ralliaient le parc à Jezergany. Nous étions atterrés : à peine espérions-nous pouvoir sauver notre matériel : aurions-nous les locomotives nécessaires au transport ?… Au loin, tous les villages brûlaient et nous ne savions même pas si c’étaient les Russes, qui, en s’en allant, recommençaient leurs dévastations de la première retraite, ou si c’étaient les Allemands qui avaient allumé ces incendies. Impossible d’avoir le moindre renseignement. Nous quittâmes enfin Jezergany le 24 juillet, mais sans connaître précisément notre direction.

Quelle ne fut pas notre surprise d’apprendre, en passant à Boutchache, que nous étions dirigés sur Czernowitch, capitale de la Bukovine ! Tout n’était donc pas perdu, puisqu’on expédiait l’aviation française en un point dont la reprise devait être chère aux Autrichiens. Sans doute, une ligne de résistance était prévue, et d’autres positions préparées d’avance devaient enfin arrêter cet exode. Hélas ! il n’en était rien. Car, deux jours après notre arrivée en cette ville, ordre nous était donné de l’évacuer.

Nous vîmes alors des choses inouïes. Des trains entiers envoyés de l’arrière, pour sauver l’immense matériel de toute sorte accumulé dans cette ville, étaient pris d’assaut par la populace, par le personnel des hôpitaux, par des infirmières : tout ce monde s’installait dans les wagons de marchandises, résolu à les transformer en maisons d’habitation. Généralement, il fallait un wagon par famille : le matériel emporté par ces pauvres gens consistait en quelques vieilles tables et chaises cassées, et l’inévitable samovar. A la même heure, non loin des quais, on abandonnait des millions de kilos de farine et de sucre. A ma profonde stupeur, je vis mettre le l’eu à un dépôt contenant 80 000 paires de bottes, alors que tous les soldats marchaient presque pieds nus. Comme je demandais à un officier de l’intendance pourquoi il les faisait brûler plutôt que de les distribuer, « c’est, me dit-il, pour empêcher le pillage : si les hommes avaient eu connaissance de ce dépôt, ils seraient tous venus en chercher, et c’aurait été un retard dans la retraite… » Il est bon d’ajouter qu’avec une paire de bottes neuves, un soldat russe est l’homme le plus heureux de la terre. Que ne leur ferait-on pas faire pour une paire de bottes ?

Peu à peu, la ville se vidait, les trains succédaient aux trains, et bientôt il ne resta plus dans la gare qu’une