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sur nous ! » La manœuvre était logique : à quoi bon tirer des coups de canon sur des moineaux, quand il suffit d’un peu de bruit pour les mettre en fuite ?

Tout de suite la débandade prit des proportions formidables, que je renonce à décrire. A travers champs, sur les routes, dévalait une file ininterrompue de soldats affolés, fuyant comme si réellement ils étaient chargés par des auto-mitrailleuses, alors qu’en réalité il y avait plus de 10 kilomètres entre eux et les premiers éléments des « moissonneurs » boches. Aucun dépôt de munitions, de vivres, d’habillement, ni d’armement ne fut sauvé. Pour mesurer l’importance de ce butin, il faut se rappeler que l’offensive n’avait été entreprise qu’à la condition formelle qu’il y eut dans les dépôts, immédiatement en arrière du front, pour plus de quatre mois de vivres ou de munitions. Les stocks existants avaient été dûment constatés par les comités : il y avait donc de quoi nourrir et habiller plusieurs millions d’hommes.

Les officiers auraient-ils pu arrêter cette débâcle ? Ils ne firent rien pour s’y opposer. Deux faits, à titre d’exemples.

Derrière notre parc s’était installé un vaste Dépôt d’intendance. Naturellement, il avait avec lui le nombre de voitures et de chevaux nécessaire pour se transporter complètement, soit en avant, soit en arrière. Ce jour-là, il était prêt à déménager, et commençait à s’égrener le long de la route, lorsque survinrent des régiments en fuite : séance tenante, les fuyards déchargèrent toutes les voitures, jetant sacs de farine, de blé et d’avoine dans les fossés pour se mettre à leur place. Le tout appuyé par la menace de fusils braqués sur les malheureux conducteurs, qui n’en pouvaient mais. Inutile de dire que les camions automobiles avaient le même sort, avec cette différence que sur les voitures à chevaux le nombre des places était relativement respecté, tandis que les gros véhicules, — envoyés au prix de quelles difficultés par les Alliés ! — étaient chargés jusqu’à limite extrême des ressorts. Autre fait : une automobile transportant un colonel et des officiers fut arrêtée, les officiers mis en joue et obligés de descendre pour laisser leurs places à des soldats pressés. Ce qui par-dessus tout nous parut navrant, ce fut l’absence de toute résistance de la part des officiers.

Ai-je besoin de dire qu’en revanche je ne vis passer ni un canon, ni un caisson ? Où cette débandade allait-elle s’arrêter ?…