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Le parc d’aviation complètement terminé, les ateliers avaient été installés dans d’immenses wagons américains à boggie, ce qui, en cas d’avance ou de recul, devait nous permettre de suivre les escadrilles sans trop de difficulté. Nous partîmes pour la Galicie le 11 juin. Je devais monter les avions, et le reste de la mission, c’est-à-dire pilotes et mécaniciens des deux escadrilles, devait nous suivre quelques heures après. Nous nous arrêtâmes à Jézergany, non loin de Boutchache, où était l’état-major de l’armée, et tout se passa fort bien au début. Arrivés pendant la nuit, nous parvenions à battre un record, c’est-à-dire à décharger nos lourdes caisses d’avions, à en effectuer le montage et le réglage, et notre « as, » le lieutenant Lachman, pouvait finir de les essayer avant l’arrivée de nos camarades. L’escadrille de corps d’armée était installée dans un château autrichien, en un site charmant. Le capitaine Balavoine, qui la commandait, devait, avec quatre appareils, les autres étant encore à Arkhangel, assurer le service photographique et topographique, les réglages et les reconnaissances. Le travail ne lui manquait pas, car le front tenu par l’armée était de plus de 40 verstes. Moins bien partagée était l’escadrille de chasse, commandée par de Gueydon ; on l’avait, je ne sais pourquoi, placée sur un mamelon « de tous côtés au soleil exposé, » sans un arbre, sans une maison, sans une goutte d’eau.

Je passe sous silence le travail de préparation, qui se fit normalement, quoique jamais les Russes ne voulurent admettre nos méthodes, basées sur l’expérience ; c’est à peine s’ils daignaient écouter les renseignements fournis ou regarder les photographies prises en avion et montrant les points démolis. Le moral des troupes était fort bon : Kerensky se montrait partout et avait toute la confiance de l’armée. Il voulait l’offensive, on la ferait. Un trait cependant fera comprendre quelle étrange mentalité était celle du dictateur. Déjeunant un jour dans un état-major, il interrogea soudain au milieu du repas le soldat qui le servait, lui demandant si son comité fonctionnait bien et si lui-même n’avait rien à reprocher à ses chefs ! Kerensky avait toujours sur sa table une Histoire de la Révolution française et la Correspondance de Napoléon. Lorsqu’il se fut nommé lui-même généralissime, des photographies de lui, prises au moment d’une revue, nous le montrent, tel l’Empereur, la main entre les deux boulons de son paletot,