Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/772

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


PETROGRAD

Nous mîmes huit jours pour arriver à Petrograd, et la longueur du trajet se fit durement sentir à nos côtes endolories. Petrograd, depuis la Révolution, avait cessé d’être la ville de toutes les élégances, et pourtant on y retrouvait un peu du cachet d’antan. Dans les rues circulaient toujours les minuscules traîneaux attelés d’un splendide trotteur conduit par un cocher ouaté et barbu ; mais aux maisons de nombreuses traces de balles attestaient la lutte récente ; partout une saleté repoussante ; partout des groupes débraillés de soldats révolutionnaires qui parcouraient la ville en vainqueurs.

Ce fut à Petrograd que j’appris, par celui-là même qui avait été chargé de rédiger l’acte d’abdication proposé par le général Alexeieff, toutes les phases du grand drame historique auxquelles il avait assisté. Depuis quelque temps déjà, Nicolas II était pressenti par les députés de droite de la Douma et les principaux généraux qui tâchaient d’obtenir de lui quelques réformes urgentes, afin de permettre au régime de subsister et à la guerre de continuer. L’Empereur tardait, le temps pressait. Lors de son dernier voyage à la Stawka (G. Q. G.), le général Alexeieff, d’accord avec les autres chefs d’armée qui ne voyaient pas sans effroi les progrès des gauches et connaissaient les ramifications de celles-ci avec les Allemands, signifia à l’Empereur que la seule chance de salut pour le pays et pour la dynastie était qu’il abdiquât en faveur de son fils placé sous la tutelle du grand-duc Michel. Le Tsar remplaça le nom de son fils par celui de son frère, le grand-duc Michel, ne voulant pas se séparer du tsarévitch, en raison de son état de santé. Il ne prit conseil que d’une personne : son médecin. Au surplus, il quitta la Stawka sans avoir pris aucune décision ; pendant trois jours, il erra sur les chemins de fer. Vainement le général Alexeieff lui envoyait-il télégrammes sur télégrammes : aucun ne parvenait à destination. Pendant ce temps, la situation s’était entièrement modifiée. Au début, le tsarévitch eût pu être accepté par le pays ; maintenant, il n’y avait plus aucune chance que le grand-duc Michel fût agréé. En l’absence de tout pouvoir organisé, les Soviets avaient, pendant ces jours décisifs, empiété d’heure en heure sur les attributions de la Douma. De