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mirent à l’œuvre : il s’agissait de déboiser sur huit cents verstes de long une forêt continue, et d’établir ensuite une voie. Pour accomplir cet énorme travail, on ne disposait que de quatre mois par an, les quatre seuls mois pendant lesquels il n’y a pas de neige.

Les prisonniers autrichiens, par centaines de mille, y furent employés. A mesure qu’un arbre était abattu, il était équarri, puis transformé en traverse. Dame ! la fixation des rails était plus que sommaire : un vague clou à crochet planté de loin en loin ; mais la vitesse des trains ne dépassant guère le à 20 kilomètres à l’heure, on espérait que cela tiendrait. Le tracé de la ligne s’efforçait d’éviter le plus possible les côtes par trop raides, car le matériel roulant est tout à fait rudimentaire ; les locomotives chauffent au bois, et elles sont seules munies de freins. Je ne me souviens pas, sur cet immense parcours, avoir vu plus de deux kilomètres de ligne droite. Et quelles courbes ! Nos impressions étaient exactement celles éprouvées naguère à Magic-City, aux temps lointains de l’avant-guerre, où nous prenions le Scenic-Railway. Çà et là nous apercevions, gisant lamentablement le long de la voie, un wagon brûlé, un autre les roues on l’air, plus loin une locomotive désemparée. Par instants, c’était une course folle : le train profitait d’une descente rapide, pour prendre l’élan nécessaire à gravir la côte d’en face ; alors, pendant les derniers mètres, tout le train était ébranlé par les coups de piston désordonnés du mécanicien qui cherchait à faire gravir cette maudite côte au convoi. Hélas ! ses efforts n’étaient pas toujours couronnés de succès ; alors c’était l’arrêt, puis la descente, la remontée de la côte précédente qui devait nous servir de tremplin, et enfin une véritable course à l’abîme pour une nouvelle tentative. En cas de réussite, le mécanicien ne manquait pas de faire résonner les échos d’alentour de longs et stridents coups de sifflet qui annonçaient son triomphe.

Le soir, le spectacle était magnifique : une neige immaculée, éclairée par une lune aux dimensions extraordinaires, semblait un vaste miroir ou la traîne de quelque robe de fée. Nos locomotives lançaient des milliers d’étincelles qui couraient sur la neige, le long des wagons, ou parfois, emportées au loin, allaient se masser dans une clairière dont les arbres avaient l’air de s’écarter devant ce rouge diamant.