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continuent de vivre à travers les siècles et qu’ils ne sont pas immuables. Ils changent légèrement d’aspect en passant par des milieux différents et, d’une génération à l’autre, leurs admirateurs les admirent pour des raisons qui ne sont pas tout à fait les mêmes- : M. Henry Bidou nous le rappelait, cet hiver, avec ingéniosité, dans sa conférence sur la Dame aux Camélias. A vrai dire, c’est nous qui changeons et non… pas eux ; nous leur appliquons une intelligence et une sensibilité qui se modifient sans cesse. Encore faut-il prendre garde de les dénaturer, et c’est à maintenir les pièces de théâtre dans leur vrai jour, à rappeler leur sens d’origine et leur signification initiale, que servent les fameuses « traditions, » très décriées parmi nous, comme chacun sait. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de rechercher ici comment on en est venu à jouer les deux rôles d’Agnès et d’Arnolphe à peu près au rebours des intentions que pourtant Molière a inscrites d’un bout à l’autre de sa pièce en caractères bien lisibles.

Le rôle d’Agnès, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, est un rôle piquant où l’ingénuité est assaisonnée de malice, la simplicité relevée d’espièglerie et l’innocence agrémentée de rouerie. Agnès baisse les yeux par modestie, mais aussi pour nous y dérober une fugitive lueur d’ironie. Et-dans la façon dont, elle débite ses plus-authentiques-naïvetés, passe un imperceptible accent de moquerie… Eh bien ! le voilà le contresens et dans toute sa beauté ! Car Agnès est une ignorante et n’est pas autre chose. C’est un esprit qu’une culture attentive a empêché de se développer et tenu en enfance. Il n’y a en elle, pas un grain de malice et, pour que nous n’en puissions douter, elle prend soin de le dire et de l’écrire. Comme elle ne reconnaît pas quand on se moque, elle ne se moque point aussi ; ni des autres ni d’elle-même. Elle est telle que l’a faite la nature, qui physiquement l’a très bien faite : égoïste, insensible à tout ce qui n’est pas son plaisir, dissimulée et secrète. Elle suit uniquement son instinct. Cela même est le sens du rôle : Agnès est un petit être selon l’instinct, une « fille sauvage, » comme dirait M. de Curel, l’éternel féminin à l’état de nature. Et le rôle est simple, uni, dans la manière large et directe du XVIIe siècle, dans la grande manière qui est celle de Molière.

Le XVIIIe siècle a changé tout cela ; C’est le siècle de Favart et de Greuze, de la Chercheuse d’esprit et de la Cruche cassée. Il s’est avisé qu’un petit air candide est parfois-une suprême coquetterie et qu’il peut y avoir dans la naïveté bien de l’esprit. Il a raffiné, compliqué, mis des mouches aux plus purs visages et des sous-entendus aux