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Vers deux heures de l’après-midi, cette cavalerie arrivait devant Berry ; le chef d’escadron Skarzynski se précipitait avec sa simple avant-garde sur le pont et l’emportait, bousculant les Cosaques surpris et enlevant leurs deux canons. Les Cosaques essayant de se rallier au-delà de la Miette, — la même où la cavalerie de César s’était engagée avec celle des Belges et que devaient connaître en 1914 les soldats du général Brulard, — les Polonais de Skarzynski les chargèrent derechef avec tant de succès que, écrit un témoin, « je ne crois pas qu’on ait jamais vu de cavalerie fuir avec un abandon aussi désespéré. Pendant plus de deux lieues que dura la poursuite, aucun de ces cavaliers russes ne fit mine de regarder derrière lui[1]. » Les nôtres, arrivant sur Corbeny à leurs trousses, occupèrent le village.

Le pont libre, les divisions passèrent le fleuve et vinrent s’échelonner entre Berry-au-Bac et Corbeny. Le passage continua durant les journées du 5, du 6 et du 7. L’Empereur, enchanté, voyait dans ce facile passage une relative revanche de la chute de Soissons. Sur son flanc droit, Corbineau, le 5, venait d’enlever Reims aux Russes : Napoléon en montra une vive satisfaction. S’il parvenait à Laon, il allait, maître des deux villes, donner la main aux garnisons de l’Ardenne d’une part, de la Moselle de l’autre. Cependant son flanc gauche l’inquiétait : pouvait-on marcher sur Laon, en laissant Blücher sur le plateau ? Si celui-ci, sortant de son erreur, tombait sur l’armée impériale en marche, on risquait un désastre. L’Empereur faisait surveiller le plateau de Craonne, tout en appelant à lui les maréchaux qui, de CBaine, se livraient à des démonstrations sur Soissons.

Ces démonstrations confirmaient le feld-maréchal dans son opinion erronée. Brutal et audacieux, il continuait à prêter à l’Empereur le dessein que le « général Vorwaerts » eût peut-être conçu : ses divisions restaient, face au Sud, le dos à l’Ailette, attendant l’attaque de front, Winzingerode, entre Brave et Cerny, constituant sa gauche, avec la mission de surveiller le terrain, mais « en avant de lui. »

Dans la nuit du 5 au 6, le feld-maréchal apprit le passage de l’Empereur à Berry et sa marche sur Corbeny. La surprise de Blücher surprend ; ses lieutenants montrèrent quelque

  1. Cf. dans les Mémoires du général Dautencourt le joli récit, très enlevé, de ce combat.