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carpes, petits pigeons innocents, anguille à la rémoulade, hure de saumon, un turbot, une poule de Caux, truffes au Champagne, asperges, artichauts, pommes à la Charlotte… Le chevalier d’Eon, un sobre celui-là, affectant d’être petit mangeur et de se contenter d’un rien, déjeune seul : il commande un melon, une matelotte d’anguille, une carpe, deux poulets, une noix de veau à l’oseille, une compote de quatre pigeons, un lapin à la poulette, un aloyau à la sauce, une tourte à la frangipane, des haricots verts, poires, pêches, cerneaux, échaudés[1]. — J’estime d’un admirable scrupule l’échaudé survenant après cet entassement de nourriture. D’ailleurs, une telle abondance est si bien passée dans les habitudes et considérée comme indispensable que, au même chevalier d’Eon, détenu à Dijon en mit, l’administration des prisons sert, chaque jour : potage et bouilli, truite ou saumon, écrevisses, poularde ou bécasse, légumes, asperges, café, eau-de-vie, une ou deux bouteilles de Clos-Vougeot[2].

Ce sont donc des appétits de ce genre auxquels les cuisines d’auberge doivent satisfaire, avec cette aggravation que, en voyage, on est plus exigeant qu’à la table de famille : le cheval, la marche ou la voiture « creusent » et c’est une tradition de bien manger quand on est en route. Il faut compter que, en ce temps-là, un bourgeois de France absorbait régulièrement dans sa journée quatre à cinq livres de viande et quatre bouteilles de vin : vous pensez bien qu’il ne faisait pas abstinence lorsqu’il passait par l’hôtellerie. Voilà pourquoi, d’un bout de l’année à l’autre, sans un répit, actionnées par des barbets enragés et toujours en mouvement, tournent dans la cheminée profonde trois ou quatre étages de broches garnies de dindonneaux, de poulardes, d’oies suantes de graisse, de gigots joufflus et de pièces de bœufs qu’arrosent continuellement des marmitons accroupis ; voilà pourquoi bouillonnent au croc des crémaillères des pots-au-feu gigantesques, mijotent dans les cendres brûlantes des ragoûts onctueux et rôtissent sur des braises de sarments les perdreaux, les cailles, les bécasses et les ortolans.

Certains jugeront qu’il est cruel de rappeler, en l’actuelle période de restrictions, ces époques fortunées ; mais il n’est pas

  1. Regnault de Beaucaron, Souvenirs anecdotiques et historiques d’anciennes familles champenoises et bourguignonnes. Cité par H. de Gallier, ouvrage indiqué.
  2. Idem.