Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/512

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prenaient-ils ? — et que nous n’avons le loisir de rien. Le rapide, c’est reconnu, « supprime les distances » : eux se traînaient nonchalamment sur les routes et s’arrêtaient à tous les carrefours. Si nous écrivons, c’est à la hâte, deux lignes de griffonnage : ils traçaient posément des lettres de seize pages et attendaient durant trois mois la réponse. Nous restons vingt minutes à table : ils s’y attardaient joyeusement durant des heures. Grâce au téléphone, nous traitons en quelques instants des affaires qui exigeaient d’eux des semaines et des mois de rendez-vous, de visites et de pourparlers. Tandis qu’ils se complaisaient en de longues et cérémonieuses formules de politesse, nous avons réduit à la plus mince expression nos épanchements affectueux : — « Quoi de neuf ? — La santé ? — Bonjour chez vous ! » et nous passons, tout courants, sans même attendre la réplique. Nos demeures et nos rues sont, quand vient le soir, éclairées comme en plein soleil, ce qui nous permet de nous démener une bonne partie de la nuit : nos aïeux, dès le crépuscule, demeuraient forcément oisifs sous la lueur de la bougie vacillante ou d’un « creuse-yeux » fumeux. Et ils trouvaient cependant le moyen de s’acquitter comme nous, mieux que nous peut-être, de leurs devoirs de vivants : ils lisaient les classiques, tenaient minutieusement les comptes de leur maison, faisaient « des extraits » des bons auteurs, suivaient assidûment les offices, assistaient à de longs sermons, écoutaient consciencieusement des tragédies, traduisaient Horace ou mettaient leur vin en bouteilles ; et lorsqu’ils arrivaient sans fièvre au terme de leurs jours, ils ne laissaient ni plus ni moins que les hommes d’aujourd’hui leur tâche inachevée. Encore une fois, comment faisaient-ils ? C’est la question qui harcèle quand on lit leurs récits de voyage. Personne n’est pressé ; le but n’est pas, semble-t-il, d’arriver, mais de flâner et de prendre plaisir à la lenteur du trajet. Quand on quitte la grand’route pour s’engager sur les chemins de traverse, non desservis par les voitures publiques, — et c’est le plus fréquent, — le moindre parcours exige une singulière provision de patience. Sous la Restauration, pour aller de Segré a Angers, — onze lieues, — il faut deux jours : on part, au matin, dans une charrette sur laquelle on a placé des chaises et que tirent des bœufs ; on s’arrête, le soir, au Lion d’Angers où l’on soupe et où l’on passe la nuit ; une voiture à deux roues, traînée