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projectile fasse l’office de pilon et écrase les pois et les haricots qui refusent de s’amollir dans l’eau de mer. Tout cela pour aller d’Antibes à Nice ? Six à sept lieues ? Une promenade en barque ? — Eh ! oui, tout cela. Quand le capitaine Gal qui commande la felouque les Ames du Purgatoire, ou le capitaine Clerici, propriétaire de la Vierge de la Garde, vous ont admis à prendre place sur leur bateau et ont reçu le prix du trajet, fixé à quatre louis d’or (cent francs), ce serait se bercer d’un espoir fallacieux que de se croire assuré du voyage. Les vents de la baie des Anges sont contraires et les courants perfides : « tel qui part pour un an croit partir pour un jour » menace le proverbe, et il arrive bien souvent que, prenant la mer à Antibes pour débarquer le soir aux rives du Paillou, on ne mette pied à terre, — après quelles secousses et quelles péripéties ! — qu’à Savone, à Gênes, voir à Livourne ou à Bastia.

Quand, dans l’été de 1780, Mme de Genlis, accompagnant la duchesse de Chartres en escapade sur la côte de Provence, s’embarqua à Antibes pour gagner Nice, elle attendit durant dix jours les vents favorables : encore le commandant du port n’accorda-t-il l’autorisation de sortir des jetées que sous la condition qu’une felouque d’escorte « portant un régiment tout entier suivrait l’embarcation de la princesse pour la garantir des corsaires. » Il y a les corsaires d’Afrique, que j’allais oublier, et aussi le Ciabattino (le Savetier) gros écueil qui barre l’entrée de la rade de Nice et sur lequel le vent du Sud pousse invariablement les navires qui se dirigent vers le port. Certain voyageur italien a conté comment le bateau qui le portait faillit, par un gros temps, se briser contre ce rocher, aux yeux ravis de toute la population de Nice, massée sur les rives et bien persuadée qu’un équipage, assez aventureux pour s’engager en de tels parages par une mer aussi démontée, ne pouvait appartenir qu’à quelque pirate de Barbarie. En vain le patron agitait-il son chapeau en signe de détresse, en vain les passagers poussaient-ils des appels de désespoir, les Niçois, groupés là « pour assister au naufrage des bandits africains, engeance détestée, s’obstinaient à ne point faire un mouvement. Ils ne reconnurent leur erreur qu’au moment où le navire allait se briser sur le Ciabattino : une barque, montée par vingt rameurs, fut lancée à son secours et l’amena heureusement au port[1].

  1. A journey from London to Genoa through England, Portugal, Spain and France, by Joseph Baretti, 4 vol. 1770. Cité par le docteur A. Barety. D’Antibes à Gênes par la mer, p. 11 et suivantes.