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pour leur prédire que, avant un siècle écoulé, ce même parcours s’effectuerait normalement en moins de trois cents minutes.

Qu’on courût la poste en simple particulier, ou qu’on circulât avec tout un train d’écuyers, de piqueurs, de courriers, de majordomes et d’estafettes, il ne fallait point ambitionner beaucoup plus de confortable ni moins de lenteur. En 1783, âgée de treize ans, Lucie de Dillon accompagne, de Paris à Montpellier, son oncle, l’archevêque de Narbonne, président des États du Languedoc. L’archevêque ne ménage pas la dépense : il a 510 000 livres de revenus, ce qui ne l’empêche pas « d’en être toujours aux expédients. » Outre le prélat et sa nièce, la grande berline à six chevaux contient la grand’mère de Lucie, Mme de Rothe, et un ecclésiastique, secrétaire de M. de Narbonne. Deux domestiques sont assis sur le siège extérieur. Une seconde berline également attelée à six est réservée aux deux valets et aux deux femmes de chambre. Une chaise de poste suit, emmenant le maître d’hôtel et le chef de cuisine. Un courrier précède le convoi d’une demi-heure ; deux autres accompagnent les berlines. Le précepteur de Lucie voyage par la Turgotine. On se lève à trois heures du matin, on monte en voiture à quatre heures, on roule tant bien que mal jusqu’à deux heures, on dîne, on repart, on est cahoté jusqu’à la nuit et l’on met pied à terre, brisé, exténué, moulu, malade de fatigue et d’engourdissement. Les routes de la vallée du Rhône sont en si mauvais état qu’on risque de verser à chaque tour de roue. Certain torrent qui court à travers la ville de Montélimar, et qu’il faut franchir à gué, est, pendant l’hiver et au printemps, si grossi par les pluies ou la fonte des neiges qu’on est obligé souvent d’attendre durant plusieurs jours que le passage soit praticable. Lucie de Dillon se souvenait, cinquante ans plus tard[1], de la traversée de ce torrent : l’eau se précipitait avec tant de violence qu’elle soulevait les voitures, et il fallut ouvrir les portières « pour qu’elle pût passer au travers ; on avait attaché aux ressorts des pièces de bois sur lesquelles se tenaient des gens armés de longs pics, pour empêcher l’équipage d’être entraîné ; la grand’mère et la fillette étaient grimpées sur les coussins, jupes retroussées ; les hommes, prélat compris, juchés sur

  1. Marquise de la Tour du Pin. Souvenirs d’une femme de cinquante ans, 1778-1815, publiés par son arrière-petit-fils le colonel comte de Liedekerke-Beaufort. Librairie Chapelot. I. 48.