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traversée du département du Loiret. Il explore ainsi les vastes landes de la Sologne, consacre ses minces économies à l’aménagement d’immenses territoires incultes qui lui sont cédés pour rien et qu’il plante de pins des Landes. En quinze ans sa fortune est faite : il s’installe à Paris, achète l’hôtel de Juigné, — un palais qu’ont habité les Conti et les Mazarin, — et réalise un projet qui, depuis longtemps, le hante : à force de vivre sur les routes et d’y voir passer des diligences disparates, des coucous délabrés traînés par des haridelles fourbues, il rêve de centraliser en une grande administration le service des voitures publiques réparti alors entre trois mille cent trente-quatre entreprises rivales. Il expose l’affaire au banquier Lafitte qui ouvre ses coffres-forts, fournit les fonds et associe un de ses cousins à Vincent Gaillard. Bientôt les Messageries générales desservaient trente grandes routes et deux mille deux cents postes ; les actionnaires recevaient des dividendes de 15 à 18 pour 100… On était loin des Turgotines et, vers 1840, les vieux Parisiens qui voyaient passer la Lafitte et Caillard à heure fixe, comparaient avec extase et fierté cette voiture merveilleuse aux lourds et bruyants véhicules de leur jeune temps : carabas, pots-de-chambre, désobligeantes, accélérées, gondoles, diligentes, guimbardes, inversables et autres qui reliaient jadis la capitale à la province, poudreuses, cahotées, penchantes, remplissant du vacarme de leurs chaînes et de leurs vitres secouées les rues du centre de la ville ; tirées par six chevaux blancs ou gris, la queue nouée, couverts de harnais rapiécés, stimulés par les claquements de fouet des postillons sautillant droit sur leurs selles dans leurs bottes bordées de pièces de bois ; lourdes, massives, énormes, laissant apercevoir la silhouette des voyageurs entassés dans des compartiments trop étroits ; — bâches informes, larges roues, paniers attachés par derrière et débordant de paquets ; « sabots » brimbalant et sonnant la ferraille, essieux grinçant, soupentes gémissantes, cercles des roues broyant les pavés, et, juchés à côté du conducteur, les lapins, — sur l’impériale les singes, et, par derrière, les araignées[1], clients en surnombre, accrochés de-ci de-là au hasard d’une courroie ou d’un marchepied. Exténué, moulu, courbaturé, ahuri par les heurts, le fracas, le vent, la poussière, les

  1. Babeau. Paris en 1789. M. Du Camp, ouv. cit. et baronne d’Oberkirk, Mémoires.