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mais elles étaient trop lourdes, leur caisse était étroite et les places y étaient si pressées que chacun redemandait « sa jambe ou son bras à son voisin, lorsqu’il s’agissait de descendre[1]. »

Les zoïles, en outre, ou, pour mieux dire, les concurrents évincés, accusaient la Turgotine, — qui l’eût cru ? — de tendances philosophiques et subversives ; les anciens entrepreneurs de voitures devaient, en effet, par leur cahier des charges, assurer aux voyageurs la possibilité d’entendre la messe ; ainsi les bureaux de la diligence de Lyon, qui partait, de deux jours l’un, du Port Saint-Paul, contenaient une chapelle où l’on célébrait l’office, à trois heures et demie du matin, les dimanches et jours de fête[2]. Or, l’activité imprimée par Turgot aux services de voitures publiques supprimait messe et chapelain. Puis l’on jugeait que, s’il y avait péril pour l’âme, les corps mortels transportés par la Turgotine n’étaient guère plus en sécurité ; cela allait trop vite : songez donc ! trois jours seulement de Paris à Rouen, douze jours de Paris à Strasbourg, vingt jusqu’à Bayonne ! N’était-ce pas là précipitation démoniaque ? Ce fut bien autre chose quand parurent les malles-poste, roulant jour et nuit avec leur moyenne de deux lieues à l’heure ; mais on était alors en 1793, et les gens se montraient moins timorés ; on allait voir mieux encore, et les diligences Lafitte et Caillard se révélèrent, dès leurs premières sorties, comme de tels miracles de luxe, d’exactitude et de vitesse que les plus audacieux et les plus férus du progrès déclarèrent qu’un tel moyen de transport ne serait jamais détrôné.

Lafitte et Caillard : ces deux noms sonnent encore familièrement à nos oreilles, tant ils ont été répétés et vénérés par nos grands-pères ; leur association évoque un passé déjà lointain, garde une sorte de grâce fanée, éminemment bourgeoise et « Louis-Philippe ; » elle fait songer à Henri Monnier et à son Monsieur Prudhomme, à Jérôme Paturot ralliant son château d’Auvergne avec tout un étalage de parapluies en coton rouge, de sacs de voyage en tapisserie, et de malles élégamment recouvertes de peau de sanglier. Ce qu’on sait de l’histoire du banquier Lafitte justifie ces prosaïques réminiscences ; quant à celle de Caillard, il en est peu de plus singulièrement romanesques : la voici. Quelques années avant la Révolution, un

  1. Mercier. Tableau de Paris, CCCCLII.
  2. M. Du Camp. Paris, ses organes et ses fonctions, I, 223.