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pouces de longueur sur trois pieds six pouces de large, » — sauvegarde assurée contre la fraîcheur des lits d’auberge et la morsure des punaises, — une pharmacie sommaire contenant obligatoirement « une provision de bon vinaigre distillé, de l’eau d’arquebusade, du baume du Pérou, du vin de Hongrie et du Cap, du vinaigre des Quatre Voleurs, de la rhubarbe, de l’ipéca et un flacon de sel ammoniac contre les évanouissements. » Si, ces préparatifs terminés, le futur touriste se sent encore assez de jeunesse et d’énergie pour affronter les hasards du chemin, si le courage ne lui défaut pas aux lugubres perspectives envisagées par le Guide, il se mettra, durant une quinzaine de jours, « au régime des purgatifs doux, » avant de monter en berline et M. Reichard lui promet un heureux voyage, si toutefois il ne meurt pas en route frappé par la foudre en traversant un bois, ou noyé au passage d’une rivière, ou écrasé par la chute d’un ciel de lit d’auberge, ou victime d’un accident de voiture, d’une maladie inflammatoire, d’une apoplexie due aux trépidations de la chaise de poste ; et encore, à la condition qu’il s’astreigne à ne point porter de jarretières, à ne pas s’endormir sous un arbre, à ne jamais boire de l’eau sans y avoir fait macérer une croûte de pain grillé, à ne pas se refroidir s’il a chaud, à ne pas s’approcher d’un grand feu s’il a froid, à garder dans sa bouche, quand il traversera quelque région insalubre, une éponge ou un tampon de papier gris, et, par les temps de soleil, de neige, ou de vent, à tenir attachées sur ses yeux de petites tablettes d’ivoire percées dans leur milieu d’une fente mince[1].

Je pense que, après s’être pénétré des deux cent vingt-huit pages de Conseils pratiques inspirés par l’expérience a M. Reichard, aucun de ses lecteurs n’aura eu le cœur de quitter son chez soi et de risquer tant de tribulations pour l’avantage problématique de contribuer à l’amélioration du genre humain. Cet ouvrage étrange demeure cependant précieux en quelque façon, parce qu’il nous révèle une partie des tracas et des incommodités auxquels se devait résigner, il y a quelque cent vingt ans, l’homme assez téméraire pour courir le monde. De tels embarras sont si loin des aises actuelles que nous ne pouvons exactement nous représenter ce qu’était un voyage au temps d’avant les chemins de fer. Ceux qui prirent la peine de

  1. Guide des Voyageurs en Europe, par M. Reichard, conseiller de guerre. Trois volumes, à Weimar, au Bureau d’Industrie,