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mode purement intellectuel de la pensée s’accommode mal de certains événements qui le dépassent. Une terrible réalité comme la guerre a tôt fait de renverser les ingénieuses constructions de l’esprit, et cela seul résiste, qui vient du cœur autant que du cerveau, de tout notre être moral.

S’il est difficile de prévoir avec précision les courants nouveaux de la pensée, déterminés par la guerre, on peut être sûr qu’ils différeront de ceux qui dominaient avant, ne serait-ce que par cette loi d’alternance, — action et réaction, — qui semble régler le rythme de tant de choses, comme aussi leur nouveauté, si grande qu’elle paraisse, ne sera que relative. Il n’y a pas de nouveau possible en philosophie, et tout a été pensé depuis si longtemps qu’il y a des philosophes. Mais une vieille idée, qu’on reprend, s’étend et s’enrichit du fait des circonstances qui la remettent en faveur, des aspirations auxquelles elle répond, des succès qu’elle obtient, du bien qu’elle fait, et surtout par la qualité de ceux qui la reprennent. La même idée ne saurait se retrouver identique à elle-même dans deux cerveaux, non plus qu’un arbre porter deux feuilles absolument semblables. La différence est plus inévitable encore, si tout distingue et sépare les deux penseurs.

Les jeunes penseurs d’aujourd’hui, philosophes de demain, ne ressemblent pas à leurs devanciers. D’azur vêtus, du casque coiffés, le fusil à la main, ils trépignent depuis quatre ans dans la boue des tranchées. Comment vouloir que dans cet accoutrement ils pensent les idées de Descartes ou de M. Bergson comme l’un dans son poêle et l’autre dans son cabinet ?

Ils nous diront que la vérité sort de l’expérience, et nous le savions déjà, mais ils le savent avec plus de chaleur et d’efficace que nous. Ils auront fait de leur âme une expérience incomparable et y auront appris que la pensée claire, par ses succès si grande et de gloire si riche, ne nous donne pas tout, ni même le nécessaire, dans les moments difficiles, qui nous forcent de choisir entre la vie très haute ou la défaite. Quand on se propose la suprême élégance morale, on va d’abord vers elle avec la lumière de la raison et à son allure : mais, au point où le chemin montant devient tout à fait malaisé, un autre guide nous prend pour gravir le sommet. C’est à tort que nous enfermons tout le mysticisme dans sa forme religieuse : libéré de celle-ci, nous croyons l’être de celui-là. Profonde illusion :