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terre ne se défend dans le cœur du paysan que par le travail obscur des hérédités qui maintiennent le charme.


L’hérédité de l’âme paysanne explique son traditionalisme. Le passé la tient. Elle s’attache à tout ce qui le représente. Elle s’y fixe comme si elle en tirait forme et consistance. Si on l’en sépare, elle s’anémie jusqu’à s’éteindre. Dans les vieux usages, dictons et proverbes, contes et légendes elle se retrouve et se reconnaît. Elle adore les vieilles chansons dont la vertu d’évocation fixatrice est si grande. En les chantant, on croit entendre et voir les ancêtres : intonation, timbre, accent, jeu du visage et gestes, rien n’y manque. Que de fois l’esprit du passé tous fut porté sur les ailes de la chanson ! Dans un village franco-canadien un voyageur s’étonne de la fidélité des cœurs au souvenir de la mère patrie et en demande le secret. « Allez dans la rue, » lui dit-on. Elle était grouillante d’enfants qui du matin au soir chantaient les vieux refrains de Saintonge et de Normandie.

Sur la sensibilité des paysans à la chanson voici deux faits qui ne laissent pas d’être intéressants. On sait l’histoire de ces admirables écoles à l’aide desquelles le Danemark a fixé l’âme de son peuple à la terre et élevé son agriculture à un degré de prospérité merveilleux : les vieilles chansons y furent beaucoup employées comme méthode éducative. En Gascogne, les jeunes paysans ont un répertoire assez varié de chansons modernes, quelques-unes peu recommandables. Ils se les interdisent sur les labours et ne chantent à leurs bœufs que de vieilles mélopées patoises, ou mi-patoises, dont la lenteur s’accorde à celle des attelages.

Le patois tient une grande place dans l’âme paysanne et la guerre nous le prouve chaque jour. Ce n’est pas que l’on en trouve dans les lettres du front ; les paysans n’écrivent guère en patois et pour deux raisons : d’abord l’orthographe, d’ailleurs difficile, leur fait défaut et puis, comme à l’école ils ont appris à écrire en français, celui-ci reste à leurs yeux la langue noble, seule digne de la plume. Mais quand des profondeurs l’âme monte aux lèvres, c’est en patois qu’elle éclate. Toutes les choses inoubliables m’ont été dites en patois, par des gens qui parlent facilement le français, celles du début et celles