Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/403

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Et vous que, comme moi, le souvenir fait vivre
Mieux que la vie et dont la main
Page à page a tourné les beaux feuillets du livre,
Écoutez-en l’écho divin.

C’est l’Amour orgueilleux, content ou misérable
Qui s’exprime ici par ma voix :
Je suis un sablier où s’écoule du sable
Que n’ont pas recueilli mes doigts.


LES EXILÉS


Le beau jardin fermé repose en la jeunesse
De ses printemps pareils à d’éternels étés
Et tous les jours n’y sont qu’une même paresse
Où volent dans l’azur des oiseaux argentés ;

Avec sa claire voix dont le cristal s’irise,
La fontaine en secret parle au bosquet ombreux,
Les papillons mêlent leurs ailes à la brise
Et les fruits sont de l’or dans le feuillage heureux ;

Mais dans le beau jardin d’extase et de lumière
Aucun pas ne résonne en l’écho qui le fuit ;
Nulle lèvre en riant ne boit l’eau solitaire,
Nulle main aux doigts frais ne cueille l’or du fruit,

Et, debout sur le seuil avec ses ailes d’aigle,
Taciturne gardien de la porte et du lieu,
Le grand ange d’airain, protecteur de la Règle,
A laissé devant lui choir son glaive de feu…

C’est lui qui, noir témoin du geste et de l’étreinte,
De l’Éden pour jamais a chassé les amants,
Et là-bas, au dehors de la céleste enceinte,
Il les regarde au loin s’en aller, lentement.