Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 46.djvu/196

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raccorde avec les douceurs du passé. Chargés de sommeil, nous tombons à terre, comme des portefaix.

« Ils sont trop fatigués, ne les réveillez pas, » dit une voix à côté de nous.

J’ouvre les yeux. Culotte rouge, képi rouge, taches vives, neuves à l’œil, le général Deville est devant nous ; le colonel l’accompagne. Mes camarades, moi, nous nous dressons titubants ; d’une main aveugle, nous cherchons nos vareuses.

— Je vous présente un de mes sous-lieutenants qui vient d’être cité à l’ordre de l’armée.

— Ah ! oui, je connais : 11e compagnie.

J’ignorais la nouvelle. Me voici tout saisi, balbutiant mon émotion.

— Cela s’arrose, dit derrière moi une voix à quoi je reconnais Autier.

— J’y cours, dis-je, attends que j’aie mis ma veste. Où est mon ordonnance ?

Des artilleurs me fournissent l’occasion de sceller d’accord ma joie et nos fringales.

« Du Champagne, cela va nous laver le sang, dit La Ferrière. — Cela ne lavera pas celui de nos amis, » ai-je pensé. Mais, dans ce cercle de bons vivants dont, à cette heure, l’un entonne une chanson, et pris aux phrases de cette rude gaieté que développe le combat, j’ai gardé mon sourire.

J’admire le soldat. Son insouciance est telle qu’après le combat il se hâte d’oublier. Il a vu tant de morts qu’il n’en est pas à un linceul près, il en jette bien vite un sur ses souvenirs. Il peut ainsi renaître à la gaieté, il s’y plonge, il s’y retrempe et, comme une épée, hors de son bain d’acier il battra neuf sous le prochain coup à porter. En temps de guerre, l’insouciance cesse d’être le défaut de la race : elle est pour le soldat un élément de vertu.


CONCLUSION.

Ces jours de Verdun furent sombres ; plusieurs fois, ils ont soulevé devant nos yeux le voile de l’enfer. Dante y eût trouvé plusieurs de ses plus pathétiques créations.

Nous avions mission de nous faire écraser. Les divisions se succédaient, retenant sur nos chairs l’acier de l’ennemi, elles