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Jadis, on ne se battait qu’en forme, et suivant les meilleures conditions ; ces conditions, choisies, arrêtées de tradition entre adversaires, se réputaient héroïques ; elles engageaient au succès d’une caste l’imagination du serf qu’elle méprisait. Aujourd’hui, sans conditions, à n’importe quel moment, dans une nuit sans témoins. Cette guerre est ceci : plongez-vous dans la boue, puis trouvez-vous dans l’ombre ; la consigne est de tuer.

« Autrefois, le métier de guerre était une fonction ; on ne se battait qu’avec des armes professionnelles, suivant les règles de la profession.

« La guerre autrefois était noble, brillante ; elle engendrait la vanité. La nôtre, l’humilité. La vertu n’y est pas l’héroïsme mais la patience. Aussi souffrons-nous qu’on nous fasse des éloges sur un rôle que nous n’avons point ; nous sentons trop bien que ce n’est pas nous qu’on loue, et, si glorieux que soit le mérite qu’on nous attribue, nous le refusons parce que nous avons, par sa durée et ses minuties, pris assez conscience de notre effort, si médiocre soit-il, pour que nous trouvions qu’il y a quelque prix à l’estimer aussi et pour prétendre être jugé sur lui et non sur un rôle brillant, éclatant d’honneur et dont nous sentons trop la vanité. Si parfois, avec tristesse, nous rêvons des héroïsmes anciens, un long effort, par contre, nous a fait perdre conscience de nos mérites plus humbles.

« Les réalités de cette guerre, une longue pratique de minuties et de médiocrités, ont, trop pénétré le soldat dans les moindres recoins pour qu’il aime, lorsqu’on lui en parle, à ce qu’on ne les ignore point. Dans l’esprit, et jusque dans les attitudes du corps, nous avons trop pris les habitudes de cette guerre pour songer à les oublier un moment ; ce n’est pas à nous qu’on la fera prendre sous un autre jour ; ce serait méconnaître le prix de notre effort. Il n’y aura pour y tenir que ceux-là qui ne les auront pas vécues et à qui des hasards heureux, des complaisances inavouées auront, par écrit, fait un rôle de convention auquel ils prétendront se reconnaître. Le vrai soldat tirera toujours plus de mérite d’avoir duré que d’être un héros ; il sent trop la vanité des mots, et comment ils s’adaptent mal aux choses ; il ne se soucie d’être jugé que sur lui-même. Quand on parle de lui, il prétend à ce qu’on le connaisse, et, dès lors, il écartera avec malice ou amertume, selon son caractère, tous