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en plus, en faveur de ceux qui l’ont versé, le sang cesse d’être un argument. C’est aussi qu’en lisant nos écrivains de guerre, le soldat songe que c’est de notre sang qu’est faite leur encre et le crédit qui s’attache aujourd’hui à leur nom. Nous les nourrissons de notre fatigue et de nos efforts, et le plus grand écrivain n’est, à cette heure, que le redevancier et le tributaire du plus humble d’entre nous ; encore devrait-il en conserver le ton. Le corps du soldat tué enfume le champ où il tombe ; de combien de cadavres héroïques nos hommes de lettres n’usent-ils pas chaque jour pour fumer leurs terres et faire dans une année vingt récoltes de gloire ?

Combien plus que tous ces chrysanthèmes de la littérature, ces horticultures des serres littéraires poussées sur nos charniers, je préfère la modeste fleur du coquelicot qui fleurit entre les deux lignes comme une tache de sang, la gloire saine et modeste d’un Dudot, d’un Beissert, cet homme aussi du 9 avril : la poitrine trouée d’une balle, il est jeté à terre ; sous ses yeux, des hommes cèdent à la peur, se terrent dans des trous. « Si la crainte s’y met, a-t-il encore la force de penser, l’assaut est compromis. » D’un effort suprême, il s’est relevé ; courant d’un trou à l’autre, il a, par la capote, tiré les hésitants ; chef jusque dans l’agonie, il leur a dit leur devoir, leur en a rendu la force jusqu’à ce qu’ayant épuisé toute la sienne, il fut retombé sur le terrain. Je le vois toujours à quelques pas de moi, ce mourant qui perd son sang, ranimant les vivants par les vertus de ce cœur dont la vie, en s’enfuyant, tachait largement sa poitrine et inondait ses genoux.

Nous avons beaucoup affaire avec l’héroïsme à cette heure ; s’il nous faut un jour gronder contre une imprudence inutile, le plus souvent, il passe inaperçu. Au reste, le soldat ne s’en soucie guère ; au combat, il ne songe point au mérite qu’il a, mais au rôle qu’il remplit. Il ne veut pas laisser sa vue bornée par un parapet ; il le dépasse de tout le corps souvent. Aussi comme, au combat, tout est simple et naturel ! À ce moment, l’ordre s’accepte sans discussion et la conscience du devoir à remplir diminue celle du danger. Et comme tous pensent ainsi, l’on passe inaperçu ; il faut être bien lâche au feu pour être remarqué. Au milieu du combat, on n’est guère qu’une vague dans la mer ; si haute qu’elle soit, elle ne fait que se confondre avec les autres. C’est un coup de pinceau perdu dans le tableau ;