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vitreux, vidés de toute pensée, les lèvres gourmandes, a plein dans une assiette ; auprès de lui, Gelly. Ils s’étonnent de me voir quand le régiment est parti ; je leur explique mon cas. Ils m’offrent une place et, de plus, de dîner avec eux. Ils étaient restés comme en-cas avec leur compagnie de mitrailleuses. Au moins, je n’étais plus seul ; j’aurais des compagnons de retour.

Le café bu, Gelly sortit de sa poche un petit échiquier et me proposa là partie. J’acceptai : je perdis, puis je perdis encore ; le temps passait. Au dehors, tombaient les obus.

On se conta les histoires du jour, celle de la dernière heure intitulée : « la surprise de Tison. » On la tenait du capitaine lui-même ; la victime s’en était faite le narrateur ; l’histoire se rapportait au jour précédent. Le capitaine était à l’instant de dire que son abri n’était pas sûr quand il se sentit frôlé par derrière. Il se retourna, et vit ses hommes épouvantés ; au milieu de leur cercle brusquement élargi, assis sur le culot, vibrant, encore tout chaud, un magnifique 150 non éclaté et, dans le toit encore nuageux de poussière, le trou brutal et net qui témoignait de son passage récent. Il n’en crut pas ses yeux, mais se rendit grâce d’être en vie et, sans larder une seconde, chercha un autre gîte. « Je ne me sentais plus le maître chez moi, » ajoutait-il en fin de narration.

On rit de l’aventure, mais Tison, lorsqu’il la conta dans la suite, gardait toujours son sérieux. C’est une de ces émotions dont un homme fait aisément l’un des points centraux de son existence.

J’allai voir le capitaine Le Boulanger ; le colonel était avec lui ; ils m’aperçoivent et me donnent une mission. Coureaux m’en dit les détails ; nous la ferons ensemble ; nous sommes de confiance, lui et moi. L’état-major craint l’encerclement de la division. La situation n’est pas définie : il y a sur le front un trou dont on ignore l’étendue ; il s’agit, dès la nuit tombée, de le reconnaître et de l’organiser pour la défense. « Puisque Ganot est blessé, me dit le colonel, vous prendrez, dès le retour à la compagnie, son commandement. » Ainsi, ne puis-je m’empêcher de penser tout haut, je changerai de titre, mais non pas de rôle : la compagnie ne représente guère plus que l’effectif d’une section.

Le soir, je fus dîner chez le colonel Moisson. Il y avait là un autre colonel qui devait, le lendemain, prendre le