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sublimes, nous voyons la mer qui ne l’est pas moins. La chartreuse avec ses grands cloîtres, son cimetière, ses arcades, ses chapelles, ses sources d’eau vive, ses grands lauriers, ses bois taillés, et surtout son silence et son abandon, réalise toutes les poésies qui ont jamais pu traverser les cerveaux poétiques. Je me trouve tellement indigne d’habiter une demeure qui eût été à la taille de Byron, que je crois que je n’oserai jamais rien écrire là-dessus. Mais je dois aux Majorquins de parler de leur piété touchante. C’est ce qui me révolte le plus ici, moi qui ai jadis été dévote sincère. Ce que je vois me réconcilie avec Voltaire et ses lieux communs sur le fanatisme. On ne l’a pas encore lu ici, on a entendu vaguement parler d’un certain Boltaïré !…

« J’écrirai aussi sur mon voyage, mais je ne pourrais rien faire imprimer là-dessus, tant que j’habiterai ce pays. On m’y brûlerait vive, je suis déjà en assez mauvaise odeur dans ces montagnes, parce que je ne vais pas à la messe…[1] »

On voit combien le ton est changé. Chopin aussi était malade, et « doux, enjoué, charmant dans le monde, Chopin malade était désespérant dans l’intimité exclusive. » Délicat et fragile, le musicien souffrait de tout : du froid et du chauffage malsain, du vent qui soufflait à travers le cloître, et l’énervait au point de lui donner des hallucinations, de l’humidité qui moisissait ses habits sur son dos. Pendant que George Sand, bien portante et infatigable, explorait l’île par les chemins défoncés et « passait la montagne à pied avec des torrents à travers les jambes, » la solitude du pauvre grand homme était hantée de visions… Au retour George Sand, écrivain la nuit et professeur le jour (car elle faisait à cette heure l’éducation de ses enfants), cuisinait le dîner de Chopin qui, ne pouvant supporter l’huile rance et la graisse de porc, était malade toutes les fois que des « mains étrangères lui préparaient ses aliments. » Que d’épreuves pour un musicien génial et sensible ! Ah ! ne voyageons jamais ! — de cette façon, s’entend.

Repoussé des habitants que sa phtisie épouvantait, mal soigné par « un médecin, deux médecins, trois médecins, tous plus ânes les uns que les autres, » il dut partir coûte que coûte, et il partit mourant ; arrivé à Barcelone après une traversée

  1. Inédite.