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par miracle le canon s’était tu. Des hauteurs de Montfaucon à la cote 304, un léger brouillard se dissipait et, dans la nuance du matin, les collines tragiques ne nous apparaissaient que comme des masses roses. L’air était frais et pur ; je le respirai comme on boit l’eau d’une source ; ce m’était une Jouvence. La nature est ainsi : elle ressemble à une jeune poitrinaire ; elle n’est si près de la mort que le jour où elle se découvre plus avide de la vie.

Le bombardement commença à sept heures. La brume s’était élevée, les deux collines s’étaient dégagées ; une épaisse fumée les voilait par endroits. Aux brouillards légers et colorés, à la grâce comme adolescente du matin, se substituent la lourde fumée des marmites, les masses jaunes des shrapnells. Il y avait deux zones distinctes de feu ; l’une écrasait les tranchées de ligne de la cote 304 à 285 ; la deuxième barrait le ravin du colonel où, au jugement de l’ennemi, s’accumulaient les réserves. J’ai vu rarement ce spectacle : il était d’envergure. Il s’animait, se déployait comme un jeu de damnés dans la grâce du matin ; la nature enveloppait de tendresse et de fraîcheur les destructions de l’homme. Je me plaisais au spectacle. Il y avait dans la jeunesse du jour une vertu plus grande que dans la rage de la mort ; tout entier il prenait notre imagination, et la fureur croissante des obus ajoutait encore à son propre coloris. Spectacle digne de tenter un peintre, magie de la nature où la mort, en s’ajoutant, n’était qu’une beauté.

Gund s’était joint à moi, et nous suivions les progrès du tableau. Les touches s’ajoutaient aux touches, rapides, par dizaines à la fois. Si lourdes qu’auprès on en devait étouffer, de loin, elles semblaient fraîches, harmonieuses à l’œil. Les nuages de foudre flollaient que colorait le matin. Il y a une vertu dans le soleil, et la mort sous ses rayons n’est que pure beauté.

A treize heures, le bombardement se tut. Les nappes flottèrent quelque temps encore au-dessus de nos têtes, puis s’éloignèrent. Le soleil se dégagea ; il apparut dans un rayonnement d’argent. On nous servit le repas. Nous étions joyeux, l’estomac en appétit et l’esprit en relief ; nous disions la chose finie et l’attaque enrayée. Heureux d’en être quittes à si bon compte, nous respirions largement le soleil. Après la crainte d’avoir peut-être à mourir, la joie de vivre s’était attablée avec nous ; nous l’exprimions par des rires larges, des phrases