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de collaborer sournoisement avec l’auteur : imaginez les dégâts. Une science est occupée à réparer les textes anciens : on l’appelle critique verbale. Tournier s’y dévoua.

Et, si l’on dit que c’est dommage, il répondait : « Avant d’utiliser les textes, procurons-nous de bons textes et sans fautes ! » C’est la méthode. Seulement, la besogne est immense autant que délicate : et les textes ne seront pas corrigés, les philologues seront morts et l’univers ne sera plus que cendre. Il y a des siècles que les philologues ont commencé leur besogne. Et l’on aurait tort de croire qu’ils versent de l’eau dans le tonneau des Danaïdes : ils n’ont point offense Némésis et, pour un crime, ne sont pas condamnés à un effort inutile. Leur zèle a donné de précieux résultats. Lisez le Sophocle de Tournier : les Sophocle de la Renaissance vous causeraient un cruel tourment. Mais sachez que vous lisez le Sophocle de Tournier : ce n’est pas celui d’un autre philologue ; et ce n’est pas non plus le Sophocle de Sophocle. Chaque philologue signe son auteur et le doit signer. L’incontestable vérité, nul philologue ne l’attrape. Hélas ! et Tournier s’était retiré de la littérature afin de ne pas demeurer dans les recherches « trop conjecturales » : les trouvailles des philologues, où triomphe leur ingéniosité, s’appellent des conjectures !

Voire, à l’époque où Tournier travaillait de son métier de philologue, la critique verbale était audacieuse : elle conjecturait, conjecturait, conjecturait ! Un incident survint qui l’avertit d’être mieux timide. L’on découvrit en Égypte un papyrus qui contenait un fragment du Phédon : papyrus très ancien, beaucoup plus ancien que les manuscrits jusqu’alors connus et contemporains, ou peu s’en faut de Platon. Somme toute, il y avait bien des chances pour qu’un tel papyrus, antérieur aux Revues et aux péchés du grand nombre des copistes, offrît le texte le meilleur et, à peu de chose près, le texte original. Les philologues, avant de savoir le détail de ce qu’il donnerait, lui accordèrent la plus belle et décisive autorité. Or, le papyrus démentit assez rudement toutes leurs conjectures. La critique verbale est aujourd’hui prudente et conservatrice.

Tournier voyait des fautes partout. Ce fut au point que la lecture le chagrinait. Et, à la lettre, il ne pouvait plus lire !… Cependant, il avait préservé de sa critique et, si l’on se permet d’ainsi parler, de sa docte fureur, deux poèmes, dans toute la littérature grecque, l’Iliade et l’Odyssée. Il avait eu soin de n’y pas toucher autrement que pour son plaisir : et c’était tout ce qu’il pût lire, en fait de grec, pour son plaisir, comme un frivole. Tout le reste, prose ou vers, le mettait au