Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/701

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dieux nous aiment ; et, à vrai dire, il n’aime pas les dieux. Mais il les redoute. Et il a de l’humilité. Sa grande affaire est d’engager les dieux à ne pas croire qu’il soit avec eux en émulation. Il connaît depuis l’enfance l’aventure de Niobé, qui l’informe de ne jamais se prévaloir d’un avantage : il ne tire vanité de rien. Si la vanité le tente, il répète à lui-même : « Souviens-toi que tu es mortel » et « Rien n’est plus misérable que l’homme. » Si un ami le complimente, il se dépêche de répondre : « Attendez que je meure ; alors seulement vous pourrez juger si je fus heureux. » Il évite la joie, qui est une sorte d’orgueil ; il évite l’espérance, qui est une entreprise impertinente sur le projet des dieux ; même, il évite la plainte, qui suppose qu’on espérait quelque bonheur et qui ainsi est présomptueuse. Il craint la chance ; il la refuse, comptant qu’il devrait la payer cher. Et, s’il ne peut ou n’ose la refuser, il prend l’initiative du paiement : il se dépouille de quelque objet favori, afin que les dieux lui pardonnent leur bienfait. Il ne se mêle point des affaires publiques et fuit les honneurs, qui lui font peur. Il a peur aussi des honneurs que reçoit l’un de ses compatriotes ; et il est partisan de l’ostracisme, n’aimant point avoir pour compatriote, et pour voisin peut-être, un homme trop heureux. Il déteste la tyrannie, parce qu’elle donne aux dieux un rival. Et il blâme les orateurs qui célèbrent à l’envi la prospérité de la nation. Il murmure : « L’excès a perdu les Centaures, les Magnètes, Smyrne et Colophon ; il perdra notre république ! » Au logis, il a soin de maintenir l’obéissance ; le calme et l’économie. Sa maison n’est pas une merveille : il entend n’être pas mieux logé que les dieux, qui ont, dans les campagnes, leurs temples très petits et pauvres. Sa table est frugale ; et il assure que la satiété fait plus de victimes que la faim. Son costume est extrêmement simple et cependant ne l’est point à l’excès, car l’excès de la simplicité vaut l’orgueil. Il a presque toujours la tête penchée, les regards abaissés ; et l’on dirait qu’il écoute les battements de son cœur : il songe, il a sans cesse de menus problèmes de sagesse et de modestie à résoudre. Il surveille attentivement ses pensées : comme il sait que les dieux le guettent, il se guette lui-même et tâche de prévenir le jugement défavorable des dieux. C’est un maniaque ? C’en est un.

Mais la croyance de ce bonhomme, et qu’il mène à quelque absurdité, ne nous hâtons point de la mépriser. D’abord, elle contient de la douleur et, par-là, mérite la sympathie. Elle contient, en outre, l’essai d’une explication générale du monde. Et surtout, cette croyance, naïve chez ce bonhomme et peu raisonnable chez lui, nous