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de femmes et d’enfans, rangés par familles autour de tables carrées et soupant avec philosophie au milieu d’un nuage de fumée si épais que, d’une table, on dislinguait à peine la table voisine. Rien ne peut donner une idée de cette tabagie démocratique et idyllique. » Après un discours débité par le député social-demokrat Hasenclever, flanqué d’un agent de police en superbe uniforme, on entonna, sur l’air de la Marseillaise, l’hymne du travailleur allemand, das Lied des deutschen Arbeiter :


Allons, amis du Droit et de la Vérité,
Le jour est arrivé d’accourir sous nos drapeaux,
..............…
Suivons la voie hardie
Que nous a tracée Lassalle[1] !


Des chansons ! Le Droit et la Vérité n’avaient rien de plus à attendre de ces farouches et doux révolutionnaires berlinois.

Dans, quelques autres organes allemands, une certaine appréhension se faisait jour : les ricanemens et les cris de la séance du 18, se demandait-on, avaient-ils été bien habiles ? « Toute cette affaire est obscure, — écrit la Kreutz Zeitung, organe attitré des vieux conservateurs prussiens, — et pour l’éclaircir, il eût mieux valu que le Reichstag écoutât avec plus de calme… On aurait pu alors repousser la motion avec plus de dignité[2]. »

Bien plus encore : un vague sentiment de crainte en face du mystérieux avenir commençait à angoisser certains cœurs : « Le peuple allemand conduit à l’appauvrissement, à la ruine économique et sociale, au désespoir, tout cela, — dit le journal catholique de Munich, le Vaterland, — c’est le fruit amer de la dernière « guerre sainte » contre la France. » Après avoir ensuite énuméré les formidables ressources à engloutir en dépenses militaires, suivant les projets proposés : « ces chiffres ne font-ils pas frémir ? demande le journal, surtout quand on songe que M. de Moltke fait entrevoir au peuple allemand le maintien de cet état de choses pendant cinquante ans[3] ! »

Décidément, les grossiers éclats de rire du Reichstag, les

  1. Le Temps, 23 mars. Lettre d’Allemagne.
  2. Le Temps, 23 mars. Lettre d’Allemagne.
  3. Reproduit par le Journal des Débats, 1er mars.