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Jamais, il est vrai, on n’a joui plus franchement de l’heure présente qu’à cette époque. L’avenir ne hantait guère les imaginations, le passé était rejeté bien loin dans les mémoires : parfois une furtive allusion y était faite, comme il arrive que dans un beau visage on découvre une ride, mais elle s’effaçait aussitôt dans un éclat de rire d’Emilia Pia. Les visions tragiques ou désolées de la route, de la fuite, de l’exil, s’oubliaient devant les merveilles de Laurana, de Juste de Gand, de Paolo Uccello, de Melozzo da Forli et les précieux manuscrits, enfin récupérés. Les Amours couraient sur les cheminées et les linteaux des portes, les plantes décoratives croissaient le long des chambranles, les symboles pittoresques planaient aux plafonds. On ne se bornait pas à jouir des visions fixées par les vieux Maîtres : on en provoquait de nouvelles chez les jeunes artistes du cru. Il y en avait un, notamment, qui ne laissait pas de montrer quelques dispositions pour la peinture : c’était le fils d’un peintre attitré des Montefeltro. On lui faisait, déjà, quelques commandes ; on lui donnait des lettres de recommandation au loin : « Le porteur de ceci sera Raphaël, peintre d’Urbino, qui, ayant un beau génie pour sa profession, a résolu de demeurer quelque temps à Florence pour y étudier, » écrivait au Gonfalonier de Justice, à Florence, la sœur de Guidobaldo, la « préfétesse de Rome, » qui se trouvait à Urbino le 1er octobre 1504.

Quand nous sommes au Louvre, au Salon carré, devant le petit Saint-Michel de Raphaël, peint sur le revers d’un damier ou son petit Saint-Georges, si gauches à ne voir que les figures secondaires et les accessoires, si gracieux et si florissans de jeunesse, si nous considérons les figures principales, souvenons-nous que c’est au pauvre Guidobaldo que nous les devons. Ces premiers balbutiemens du génie sont touchans de maladresse, d’application, de vie. Regardons, par exemple, le petit Saint-Georges : un chien difforme aboie après un cavalier qui passe et qui semble venir tout droit d’une pendule Louis-Philippe, car il est coiffé d’un casque à plumes que ne désavoueraient pas les chevaliers romantiques dressés dans la Cour d’honneur de Versailles. Le paysage est doux et tranquille ; les arbres montent dans le ciel comme des fusées de verdure ; le sol est jonché des débris d’un gigantesque mirliton. Le cheval, tout en poitrail, presque aussi monstrueux que le chien, fait ce