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une force. Non seulement il avait recouvré son duché, mais il venait d’entrer au service de la République. Il tenait à sa disposition cent hommes d’armes, cent cinquante de cavalerie légère et lui fournissait immédiatement 2 000 fantassins, — en échange de quoi, il pouvait compter sur sa protection contre toute agression éventuelle et sur 20 000 scudi de pension annuelle.

C’était une manière de condotta, dirigée tout de suite contre César, plus tard contre inconnu. Or, Jules II, qui conservait des vues sur les Romagnes, méditait déjà de « rogner les griffes du Lion de Saint-Marc. » Il ne voyait pas d’un très bon œil que le frère de sa belle-sœur eût des obligations envers Venise. Les ducs d’Urbino étant des vassaux nominaux du Saint-Siège, il s’efforça de lui faire comprendre que son premier devoir était de défendre les intérêts de l’Église. Guido, assez embarrassé vis-à-vis de la République, s’en tirait par de belles phrases ; sa femme, qui était restée à Venise, s’en allait faire des complimens au Doge et à la Seigneurie, et le Pape, qui bénissait toutes les fleurs et les politesses de l’alliance, pourvu qu’il en conservât les fruits, gardait Guido sous sa main.

Tandis qu’il faisait ainsi sa cour au nouveau Pontife, ses amis lui apportèrent une étrange nouvelle. César Borgia, qu’on avait interné au Vatican, dans l’appartement du cardinal d’Amboise, lui demandait une audience. L’idée de voir cette pieuvre sanglante lui faisait horreur : il refusa. L’autre n’avait pas de vergogne, il réitéra sa demande sous forme de supplication. Guido refusa encore. Il croyait en être, débarrassé : point. Un jour qu’il se trouvait dans l’antecamera du Pape, sur une litière, souffrant d’un accès de goutte, un spectacle inouï s’offrit à lui. César, lui-même, était là, dans la même pièce, entré on ne sait par où, César Borgia de France, duc de Romagne et de Valentinois, prince d’Adria, de Piombino et de vingt autres lieux, la barrette à la main, à genoux, en suppliant. « Quand j’aurais de l’eau jusqu’à la gorge, avait-il dit autrefois, je n’implorerais pas l’amitié de ceux qui ne sont pas mes alliés aujourd’hui. » Mais ce n’était qu’une gasconnade… Et ce fantôme se levait, s’approchait, lui faisait un second salut jusqu’à terre où il demeurait prostré.

Guido s’était levé, stupéfait, et se taisait. Il voyait devant lui l’homme qui avait trahi sa confiance, qui lui avait ravi