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Saint-Pierre, Chateaubriand, Xavier de Maistre, Benjamin Constant, Sainte-Beuve. Et, bien entendu, ce ne sont pas là toutes les étapes du génie latin : ce sont quelques momens du bel itinéraire et, le long de la route, quelques reposoirs où le dévot d’une rêverie ancienne et vivante s’est plu à porter l’ornement votif des couronnes et des guirlandes. Et il a inscrit cette dédicace, l’année d’avant la dernière invasion des barbares : « C’est un acte de foi et d’amour pour cette tradition grecque et latine, toute de sagesse et de beauté, hors de laquelle il n’est qu’erreur et que trouble. Les anciens, toujours vivans, nous enseignent encore. » Ils nous enseignent encore ; et nous avons à enseigner le genre humain : cette admirable mission, Rome qui l’avait reçue d’Athènes l’a confiée à la France. Le génie latin, c’est le génie français qui le préserve. Et saura-t-il à jamais le préserver ? Cette inquiétude est sensible, en maints endroits de la Vie littéraire. Ou laissera-t-il éteindre « la flamme qui éclaire le monde depuis si longtemps ? » Le service de la France nous serait déjà commandé par notre haine des ténèbres : c’est le service de la lumière.

Et le devoir de la critique est la défense du génie latin dans la littérature française. M. France n’y a point manqué. Si l’on regarde ses jugemens, — il a beau dire qu’il ne juge pas, il juge ou bien il avoue qu’il aime ou n’aime pas un livre, — ses jugemens ne sont pas capricieux et dérivent tous de la même idée ou d’un sentiment pareil : ce qu’il aime est de nature latine et française ; il n’aime pas ce qui offense et il repousse énergiquement ce qui hasarderait le génie de notre nation latine et française. Il tremble pour le parfait trésor dont nous avons reçu l’héritage et la garde. S’il parcourt l’histoire, il tremble aux aventures qui ont été le plus dangereuses. Et la Révolution faillit tout détruire : il se félicite de croire qu’elle a été une Renaissance. Il étudie avec une sollicitude infinie les âmes qui ont subi la formidable épreuve et qui ont dû sauter d’un monde aboli dans un autre, portant un peu du trésor ; elles sont sauvées, les voici, et il les accueille : « De pareilles âmes, — un Boufflers, une Sabran, — de pareilles âmes à la fois frivoles et fortes, ironiques et tendres, ne pouvaient être produites que par une longue culture. Le vieux catholicisme et la jeune philosophie, la féodalité mourante et la liberté naissante ont contribué à les former avec leurs piquans contrastes et leur riche diversité. Ces êtres fiers et charmans ne pouvaient naître qu’en France et au XVIIIe siècle. Bien des choses sont mortes en eux, bien des choses bonnes et utiles sans doute : ils ont perdu notamment la foi et le respect dans le vieil idéal des hommes.