Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 44.djvu/931

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

volaille et les cochons de lait au marché de la ville et nettoyait les meubles... » S’il lui restait un peu de loisir, il enseignait sa philosophie, qui était qu’il faut se garder d’avoir aucune opinion sur le bien ni sur le mal. Et pourquoi ? Mais afin d’éviter « les causes de trouble. » Car il ne doutait pas que la tranquillité de l’âme est préférable à son inquiétude. En outre, il n’hésitait pas à pratiquer le bien et vivait « pieusement. » Sa sainte vie « le rendit vénérable à ses concitoyens, qui relevèrent au sacerdoce ; il remplit les fonctions de grand-prêtre avec exactitude et décence, comme un homme qui respectait les dieux de la République. »

Je ne dis pas que le scepticisme de M. France l’ait mené au sacerdoce. Mais il y a, dans les quatre volumes de la Vie littéraire, beaucoup plus d’affirmations et de négations qu’il n’en faut pour exercer très dignement une magistrature dans la République ; et, cette magistrature, il l’a exercée, dans la république des lettres, avec autant d’autorité que de grâce. Accueillons cette confidence : « J’ai regardé, je l’avoue, plus d’une fois du côté du scepticisme absolu. Mais je n’y suis jamais entré ; j’ai eu peur de poser le pied sur cette base qui engloutit tout ce qu’on y met. J’ai eu peur de ces deux mots d’une stérilité formidable : Je doute. Leur force est telle que la bouche qui les a une fois convenablement prononcés est scellée à jamais et ne peut plus s’ouvrir. Si l’on doute, il faut se taire ; car, quelque discours qu’on puisse tenir, parler, c’est affirmer. Et, puisque je n’avais pas le courage du silence et du renoncement, j’ai voulu croire, j’ai cru. J’ai cru du moins à la relativité des choses et à la succession des phénomènes... » Merveilleuse puissance des mots, et leur magie ou leur malignité ! La relativité des choses et la succession des phénomènes : les mots et les idées ont l’air de trembler et, tremblans, de composer la périlleuse formule de l’irrésolution. Mais la relativité des choses et la succession des phénomènes sont les faits positifs sur lesquels reposent toute science et tout dogmatisme.

Il n’y a pas de biologie, pas de sociologie, pas d’éthique ni d’esthétique ? Et « l’achèvement des sciences n’a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont l’œuvre est une prophétie ? » Et, quand l’une des sciences, qui ne seront jamais réunies pour former ensemble cette inconnue que nous avons l’imprudence d’appeler déjà la Science, aura commencé de prendre tournure, « notre planète sera bien vieille et touchera au terme de ses destins ; » le soleil aura perdu sa chaleur et les hommes, retirés au