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dans le Cortegiano, qu’un soir, César Gonzague, parlant sur les beaux exemples de vertu féminine, s’en vint à dire : « Je ne peux, non plus, taire une parole de notre duchesse, laquelle, ayant vécu quinze ans en compagnie de son mari comme veuve, non seulement est demeurée constante à ne le révéler à personne au monde, mais, étant conseillée par ses proches à sortir de ce veuvage, aima mieux souffrir l’exil, la pauvreté et toutes sortes d’autres misères que d’accepter ce qui à tous les autres paraissait grande grâce et prospérité de fortune. » À quoi la duchesse, qui était présente, répond simplement : « Parlez d’autre chose et n’entrez plus dans un tel propos. Vous avez tant d’autres choses à dire !… »

Le refus d’Élisabetta coupant court à tous les projets d’accommodement, il n’y avait plus qu’à sévir. Le marquis de Mantoue reçut de César une mise en demeure formelle : éloigner son beau-frère ou se brouiller avec les Borgia ! On ne lui demandait pas positivement de chasser sa sœur. Mais celle-ci connaissait son devoir : elle ne balança pas à le remplir. Voyant bien, dit-elle, « que la vie du duc courrait un plus grand danger, si elle ne le suivait pas, » elle déclara qu’elle ne l’abandonnerait jamais, « dût-elle aller mourir à l’hôpital ! » Les Gonzague se félicitèrent fort d’avoir une sœur si héroïque, d’abord parce qu’elle l’était, ensuite parce qu’elle les dispensait de l’être. On imagine tout ce qui dut grouiller de lâchetés obscures, de bas espoirs inavoués, de reniemens muets, dans les âmes de ces princes superbes et tremblans au milieu de leurs camerini délicieux, dans ce futur Paradiso d’Isabelle d’Este, par les lumineuses journées de l’été 1502… Enfin, la parole libératrice fut dite. On se décidait à partir. Le 9 septembre, le duc et la duchesse d’Urbino quittaient Mantoue et allaient se réfugier là où se réfugiaient tous les princes dépossédés, toutes les victimes des tyrannies de la « Terre ferme : » à Venise.

Les Vénitiens, à cette époque, étaient, vis-à-vis de l’Italie, dans la situation d’un peuple insulaire, défendu par ses eaux, tirant tout de sa vie maritime, de son expansion mondiale, suivant une politique latérale et libre. Le lion de Saint-Marc était un amphibie : ce sont des nageoires qu’il eût dû porter, non des ailes. Maintenue dans un patriotisme farouche par le danger permanent, beaucoup moins déchirée par les discordes