Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 44.djvu/730

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

veut la prendre. Nous ne savons pas ce qui s’y passe. Nous ne connaissons même pas les limites exactes des « Etats limitrophes » que les Allemands ont « libérés du joug russe » par une parodie de traité et qu’ils se proposent d’annexer sous la forme d’une sorte de Protectorat. Mais la proie est d’importance : le chiffre d’habitans de la zone « protégée » semble se rapprocher de soixante millions.

Certes, l’occupation de cet immense territoire désorganisé et surtout sa mise en exploitation demanderont des forces et du temps. Cependant, si nous laissons la Russie à elle-même, si elle continue à donner au monde le spectacle d’un peuple qui s’abandonne et se livre à l’ennemi, l’établissement de l’ordre allemand dans les provinces de l’Ouest sera besogne relativement facile. Que deviendront les territoires, plus immenses encore, situés à l’Est ? Tout ce qu’on peut dire, c’est que, si l’anarchie y persiste, ils offriront à l’envahisseur les mêmes facilités et les mêmes tentations d’intervenir.

Supposons même que l’Empire allemand se contente, pour prix de cette guerre, de consolider et d’exploiter sa situation nouvelle dans l’Europe orientale, avec toutes les conséquences politiques et économiques qu’elle comporte et qu’il puisse y parvenir. Supposons, — ce qui n’arrivera certainement pas, — que pour obtenir d’avoir les mains libres vers l’Est, nos adversaires renoncent provisoirement, du côté de l’Ouest, à toute annexion, à toute « garantie » d’ordre territorial ou militaire et que la paix générale consacre cet état de choses. Qu’en adviendra-t-il ?

Il est clair que les projets de Mitteleuropa de Naumann seraient de beaucoup dépassés par l’Allemagne de demain. Aucune puissance, aucun groupement libre de puissances ne pourrait, dans l’avenir, être assuré de faire équilibre à une Mitteleuropa grossie de soixante millions d’habitans d’origine russe, sans compter les Serbes et les Roumains asservis, gouvernée et militairement organisée par le grand état-major allemand, libérée de tout contrepoids vers l’Est, dominant par la Baltique les États scandinaves, touchant par le golfe Persique aux Indes et par la Syrie au canal de Suez et à l’Egypte, exploitant à son profit toutes les Russies et maîtresse de toutes les routes terrestres qui conduisent d’Europe en Asie.

La situation que nos ennemis tentent en ce moment d’établir