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négligé avant la guerre. Il entrait ainsi parfaitement dans les vues (lu chef et du « patron. » Le premier à l’ouvrage et le dernier couché, se refusant une course à cheval, esclave de cette aride besogne de bureau qu’il s’imposait comme une pénitence ou comme un antidote contre les tentations d’orgueil intellectuel, il était la cheville ouvrière de la maison. Seulement, comme il ne s’en vantait point et qu’il ne parlait que de se distraire, il arrivait qu’on le prit au mot, et certains lui reprochaient de n’être pas sérieux.

Le fait est que si c’est un crime que la jeunesse et un reproche que la gaité, on ne pouvait être plus fou que l’était ce charmant garçon. Il avait des jours de bouderie, où on ne pouvait tirer un mot de lui ; tout lui apparaissait en noir. Mais il riait aussi, comme jamais je n’ai entendu rire, de ce fou-rire de la jeunesse, qui à lui seul est un bienfait. Quand il partait ainsi, de tout son cœur, de toutes ses jeunes dents éblouissantes, rien n’y faisait, ni l’humeur du chef, ni la présence du patron : il n’y avait gravité ou ennui qui ne se déridât ; c’était une contagion à laquelle tout le monde était gagné ; il faisait du bien à entendre ; on lui enviait cette grâce, cette enfance du cœur. « Benjamin, vous avez sept ans ! » lui disait quelquefois notre ami C... pour le taquiner. II avait en réalité l’âge de Chérubin, l’âge du petit Jehan de Saintré, l’âge merveilleux où l’on croit au bonheur, au plaisir. il avait une horreur puérile de la douleur, de la laideur, de tout ce qui est triste, jusqu’à fuir d’une église où on chantait le Dies irae. A vingt ans, élève à Saint-Cyr, il s’était épris d’une cantatrice fameuse dans le rôle de Carmen. Il lui envoyait des bouquets, des volumes de lettres qu’elle jetait sans les ouvrir. Il applaudit Manon, Werther, Lakmé, Mignon, tout le répertoire. Il n’obtint ni un mot ni un regard. Ce fut peut-être la plus belle aventure de sa jeunesse : il se sentait ridicule, et était prêt à recommencer.

Mais une nouvelle nous attendait au déjeuner, et quelle nouvelle ! On avait reçu le matin un coup de téléphone : il y avait à l’horizon une troupe du Théâtre aux Armées. Cette compagnie, charmée de l’accueil qu’elle avait reçu à Nieuport trois mois auparavant, et enchantée de s’offrir en bande un tour aux bains de mer, se proposait de faire mieux encore que la première fois. Une troupe de luxe ; pas une doublure, le