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la basculent et la déversent dans des wagonnets. Des ombres s’agitent autour de ces monstres. Un va-et-vient de wagonnets les uns vides, les autres pleins : des chaînes automatiques sans fin les cueillent et les entraînent sur le plan incliné vers la fabrique. Aux angles, des pompes d’épuisement. Les galeries d’exploration s’ouvrent en tous sens dans les parois et laissent entrevoir leurs boisages. Partout flotte une odeur de soufre. Des feux sont allumés de place en place près des machines. Il gèle, — et s’approcher du feu est une souffrance !

Trois cents prisonniers travaillent à la fabrique et dans la fosse, par équipes de jour et de nuit, chacune de cent cinquante hommes, et par quelque temps qu’il fasse, car les machines ne s’arrêtent jamais. Nous devons servir à compléter les effectifs, et n’ayant aucune spécialité en ce genre de travaux, nous sommes les manœuvres, les hommes de peine du chantier. Les besognes qui exigent un gros effort, transports de rails, de madriers, sont pour nous. C’est nous qui mènerons les wagonnets, une fois remplis, jusqu’à la chaîne automatique. Tout le jour, ahanant dans les montées, les épaules endolories, nous pousserons les lourdes machines : nul arrêt possible, car au moindre ralentissement, l’horrible chose redescend et, derrière, d’autres arrivent, arrivent sans cesse. Abominable meule de travaux forcés, qui vous broie les os et l’esprit ! Malheur à qui se laisserait surprendre et happer dans cette sorte d’engrenage sans fin ! Donc, sous peine d’être écrasé, il faut subir le mouvement perpétuel des machines, devenu soi-même une machine.

À midi, au coup de sirène, on remonte vivement ; en route vers la cantine : on avale la maigre soupe de choux ou de pommes de terre, et, deux fois par semaine, une petite tranche de viande ; puis, à une heure, de nouveau on est au fond : six heures à tirer. Quand il commence à faire nuit, on tâche de se faufiler, on se cache dans les galeries. Là-haut la fabrique trépide ; ici la ronde des wagonnets va son train ; la rumeur brutale du travail monte dans la buée rousse, traversée d’éclairs électriques et du grand rougoiement des cendres qui se vident. Mais alors les sentinelles organisent des chassés à l’homme, pour nous débusquer ; chaque soir, ce sont des scènes de brutalité et des distributions de coups de crosse ; mais, les membres brisés de fatigue, n’en pouvant plus, nous sommes