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nous prenons des mines de sauvages, les joues creuses et les yeux brillans, dans nos vêtemens qui se dépenaillent.

Dans notre vieille baraque, notre présence et la chaleur ont rendu la vie à des milliers de punaises, qui, après un long jeûne, se rattrapent sur nous. Ce n’était pas assez des poux, dont nous sommes couverts ! Tous les matins, au réveil, il faut se mettre nus, puis c’est la chasse dans notre unique chemise, mais rien n’y fait. Pour la laver, il faut attendre le dimanche, et encore se contenter de la tremper dans l’eau de la mare et frotter avec un peu de sable.

Aujourd’hui, voilà le cinquième camarade puni de poteau pour négligence au travail, sur plainte de la sentinelle…

13 août. — Grand branle-bas. Le général du service des prisonniers de guerre inspecte les « représailles » de la région. Quel est le but de cette visite ? Deux autos. Plusieurs officiers en descendent, serrés, sanglés, craquant de raideur et de morgue. Nous sommes rassemblés, immobiles. Grande mise en scène. Un lieutenant-colonel aide de camp prend la parole : « Nous sommes venus pour vous dire les raisons de votre séjour ici, dans ces conditions de vie spéciale. Les prisonniers allemands sont très mal traités en France. Le général Lyautey, « votre petit roi du Maroc, » leur y fait subir les pires traitemens. Nos nationaux de professions libérales y déchargent du charbon dans les ports et sont gardés par des nègres !… » De grands éclats de voix coléreuse le secouent et il devient tout rouge. « Vous êtes des étudians, des « intellectuels » et, à notre grand regret, nous avons dû prendre envers vous des mesures analogues, pour répondre exactement et de point en point à ce que subissent les nôtres. Ce ne sont pas des « représailles, » c’est la peine du talion. Vous dites en français : œil pour œil, dent pour dent. Vous comprenez ? Alors, nous sommes venus vous dire : l’hiver approche et, dans ces régions, il ne fait pas aussi bon qu’à la Côte d’Azur. Alors il faut écrire à vos familles, à vos députés surtout. Vous êtes en République, le suffrage universel vous donne des droits sur eux, pour que nos soldats prisonniers soient ramenés en France. Cette lettre partira sans délai. Une dépêche, et aussitôt vous rentrez en Allemagne. Avez-vous des réclamations à faire ? » Oui certes, et d’abord sur la nourriture. « Ce n’est pas notre, faute. Les civils en Allemagne sont comme vous. Plaignez-vous à l’Angleterre :